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Page:Rey - Courbet aux avant-postes, 1888.djvu/2

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il ne voyait pas le tableau et ne semblait pas se soucier de le voir. Il se contenta de tirer silencieusement de majestueuses bouffées de sa pipe de racine de bruyère.

Je ne me tins pas pour battu, je revins plusieurs fois à la charge, mais Courbet n’était décidément pas facile à remuer et tout au plus en arrivai-je à lui arracher un « je ne dis pas non, j’irai avec vous un de ces jours. » Mais ce jour-là ne venait jamais. J’eus une pensée irrévérencieuse pour le maître peintre, je finis par supposer que Courbet avait peur des balles et des obus, mais je gardai pour moi ma pensée.




Un beau soir, sans la moindre insinuation de ma part, quelqu’un mit les pieds dans le plat (il est vrai que c’était le plus joli petit pied du monde), et une voix féminine, jeune, moqueuse, argentine, fûtée, osa dire au maître, avec un franc éclat de rire, devant toute la galerie : « Vous avez peur, monsieur Courbet… Vous avez peur, voilà pourquoi vous n’y allez pas aux avant-postes. Eh bien ! moi j’y suis allée, j’ai entendu de près siffler les balles et les obus, j’ai vu des Prussiens au bout de ma lorgnette, et je voudrais y retourner. »

Celle qui parlait ainsi était une ravissante jeune femme, adorablement mignonne et jolie, que l’œil d’éléphant lorgnait artistiquement depuis longtemps et dont il nous eût laissé quelque portrait exquis, si la guerre civile et l’exil n’eussent pas foudroyé l’artiste. Car, à l’encontre de ce que l’on croit en général, par don génial, Courbet aimait le beau pourvu qu’il fût bien nature, il le savourait de son œil fin aux belles paupières, mais son système, comme un faux-nez, empêchait souvent cet œil si bien doué d’y voir clair.

Courbet, au lieu de se fâcher, enleva galamment la pipe de ses grosses lèvres rouges, sourit et dit plaisamment : « Puisque les femmes s’en mêlent, il n’y a plus de gloire, eh bien ! j’irai tout de même. »

Peut-être aussi la promesse que j’avais faite d’une omelette au lard, avec de vrais œufs et du vrai lard, ne fut-elle pas étrangère à cette détermination. J’avais même ajouté, avec attention, que ce plat de luxe serait arrosé d’excellent Chablis, car je savais que Courbet avait un faible pour le bon vin blanc ; souvent, chez Laveur, je lui en avais vu boire plus que sa bouteille en déjeûnant et parfois pencher le nez sur la nappe lorsque la chaleur était excessive.

Quoi qu’il en soit, un matin, un peu avant l’heure du déjeuner, nous vîmes arriver Courbet a notre quartier général, à l’école d’Albert-le-Grand, chez les Dominicains, dont quelques-uns nous accompagnaient très crânement sur le champ de bataille.

La situation de notre ambulance était, je l’ai dit, très aventureuse : à notre droite, nous avions les batteries prussiennes de Bagneux et de Châtillon, en face les batteries de Bourg-la-Reine, à gauche les batteries de l’Hay dont