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REVUE PHILOSOPHIQUE

recipi instar ancillæ prudentis et pedissequæ fidelis, quæ ad omnes ejus nutus pæesto sit et ministret, quid prohibeat[1] ?… » Dans d’autres endroits, il est vrai (par exemple dans le Novum organum, liv. I, aph. 65 et 89, et en général dans ses derniers écrits), il s’élève avec force contre l’immixtion de la « superstition » du « zèle religieux aveugle et immodéré », dans les questions de philosophie naturelle ; il demande l’entière séparation de la théologie et de la science ; mais c’est toujours en subordonnant la science à la religion, tanquam fidissima ancilla ; or on voudrait savoir au juste dans quel esprit, dans quels sentiments a l’égard du dogme. Car cette même question des rapports de la raison et de la foi s’est posée après lui à Hobbes, à Pascal, à Locke, à Bayle, à Leibnitz. à Hume, et on sait que chacun s’est montré tout à fait lui-même par sa façon de l’envisager, même quand les solutions ont été à peu près identiques.

M. Fowler traite au long ce point d’histoire, et sa dissertation sur les opinions religieuses de Bacon me paraît excellente. Pour lui, Bacon est absolument de bonne foi en acceptant, sans contrôle ni critique d’aucune sorte, l’autorité de l’Écriture en matière de religion, en déclarant que la raison ne doit pas plus être employée à établir les principes de la religion, que l’Écriture à établir les principes de la science. Quant à savoir ce qu’il avait lui-même de véritables croyances et d’aspirations religieuses, c’est une question toute autre. M. Fowler la résout avec circonspection dans le même sens que Macaulay et Kuno-Fischer. Bacon, selon lui, a varié ; ses derniers écrits sont plus sobres de professions de foi théologiques que les premiers ; mais, à tout prendre, il a toujours cru à l’existence d’un Dieu créateur, à un ordre providentiel du monde, à l’immortalité de l’âme. Pour ce qui est des dogmes particuliers du christianisme, il n’eut jamais qu’un zèle assez tiède, surtout à la fin de sa vie ; et M. Fowler n’hésite pas à attribuer au vague et à l’incertitude de ses croyances, à son indifférence absolue en fait de controverses religieuses, « indifférence non seulement de la tête, mais du cœur », la très large tolérance qu’il professe et préconise dans son Essai sur l’unité religieuse. Ne préfère-t-il pas expressément l’athéisme à la superstition ? « Mieux vaudrait n’avoir absolument aucune idée de Dieu, que d’en avoir une idée indigne de lui ; car, si dans le premier cas il y a incrédulité, dans le second il y a outrage. Plutarque dit très bien à ce sujet : J’aimerais mieux assurément qu’un grand nombre de gens déclarassent qu’aucun homme n’a jamais existé du nom de Plutarque, que s’ils disaient qu’il y a eu un Plutarque capable de dévorer ses enfants aussitôt nés. » C’est qu’en réalité la grande passion de Bacon est pour la science. Quand il met la théologie à part, dans un rang supérieur, c’est surtout pour l’écarter du chemin de la science, dont elle menace toujours les progrès. Sans doute, avec tout son temps, il accepte entièrement et sans arrière-pensée l’autorité de l’Écriture ;

  1. De Augm., VII, 3.