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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

asservir la métaphysique à la morale, introduire dans le monde le scandale du libre arbitre, etc. ? Mais, puisque ce fondement est à la rigueur « suffisant », pourquoi ne pas s’en contenter ? pourquoi combattre avec tant d’ardeur le déterminisme, l’évolutionnisme, le transformisme, l’utilitarisme ? Si M. Renouvier, critique ordinairement sévère, avait trouvé chez quelque autre philosophe cette page où les termes de bien, de meilleur, de devoir sont définis avec une ambiguïté évidente, nous inclinons à croire qu’il ne s’en serait pas contenté[1].

Une analyse rigoureuse et complète des éléments de la conscience morale était ici d’autant plus nécessaire que M. Renouvier nous imposera tout à l’heure la « constitution de la conscience » comme une chose qu’on est tenu d’admettre par cela seul qu’on est homme. Il ne donnera pas du devoir une autre justification que cette constitution même, dont il suffit à chacun de prendre conscience pour prendre aussitôt conscience du devoir. Toute la critique de la moralité se réduira ainsi à une pure analyse de la moralité dans la conscience ; mais au moins faudrait-il que cette analyse fût sérieuse et ne roulât point tout entière sur des mots à double sens, qui paraissent avoir un sens moral et n’ont au fond qu’un sens psychologique.

En réalité, M. Renouvierse trouve forcé, dès le début, pour construire la morale telle qu’il l’entend, d’introduire un nouveau principe, non mentionné expressément dans son premier chapitre : le principe de finalité, qui répond à notre faculté de désirer, et dont l’idée de bien n’est qu’une application. Pour constituer la moralité, dit en effet M. Renouvier, il suffit que l’agent « soit un être prévoyant, raisonnable, qu’il ait des fins à poursuivre, et que tous les biens ne soient pas équivalents entre eux à ses yeux[2]. » Au tome III des Essais de critique générale (p. 133), M. Renouvier déclare également que la finalité et la liberté sont les deux grands

  1. Cf. ce que dit M. Renouvier de l’existence d’un devoir-faire, en réponse à Schopenhauer (Critique philosophique, 12 février 1180), et ce qu’il dit également dans la Critique religieuse, avril 188, p. 21) : « Nul n’a dit avoir rencontré des hommes qui n’eussent point la notion d’un devoir-faire ou d’un devoir-s’abstenir, en des choses qu’ils regardent comme également possibles, celles-ci désirables pour eux-mêmes, et celle-là dangereuses… Or c’est bien là l’essence de ce que nous appelons le devoir tout court, idée que jamais autre animal que nous ne songea à opposer à son appétit, à sa passion dominante. » Si les chiens ou les chats pouvaient parler, ils nous diraient sans doute qu’ils ont la notion d’un devoir s’abstenir, en présence du rôt ou du fromage, lorsqu’ils prévoient les coups de bâton du maître, qui font que ce qui est désirable est en même temps dangereux.
  2. Ibid, p. 16.