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REVUE PHILOSOPHIQUE

toute matière, est vraie sans doute, dit-il, en ce sens que la loi, comme générale, se subordonne tous les cas particuliers, toutes les fins particulières ; elle n’est ni ne peut être vraie quand on entend par là que l’acte conforme à la loi devrait être fait en dehors de la tendance à la fin universelle ou au bonheur, soit même à une fin particulière quelconque et encore que justifiable par la loi[1]. » En d’autres termes, M. Renouvier croit éviter le formalisme en ajoutant à la forme à priori de la loi une matière empirique. Selon nous, c’est là au contraire un formalisme renforcé et, qui plus est, contradictoire. En effet, ce qui constitue essentiellement le formalisme moral, ce n’est pas de rejeter les mobiles de l’amour, du bonheur, etc., ce que Kant lui-même n’a pas fait dans le sens qu’on lui prête ; c’est d’admettre que le devoir oblige par son caractère à priori, car, comme nous ne pouvons, selon tous les kantiens, saisir à priori la chose en soi (s’il y en a une), mais seulement la forme que lui imprime notre pensée et qui est la propre forme de notre raison, il en résulte que le devoir est essentiellement une forme. Pour Kant, il y a sous cette forme un fond mystérieux, le noumène ; pour M. Renouvier, le noumène n’existe pas ; dès lors, le devoir ne peut plus être qu’une forme sans fond. Nous aboutissons donc à un formalisme pur et complet, pour lequel toutes les formes de la raison sont de simples catégories de l’entendement et de la logique, sans autre objet que des phénomènes. La raison n’a plus en toutes choses qu’une valeur régulative, non constitutive ; « elle intervient, dit M. Renouvier lui-même, dans les actes humains plutôt pour les régler que pour les inspirer[2]. » Par elle-même, elle est donc vide et sans objet, comme toute raison réduite au pur entendement, au simple pouvoir de réfléchir, de juger et de comparer. Elle ne saurait nous ouvrir l’accès d’un monde supérieur.

Aussi M. Renouvier soutient-il contre Kant que le criticisme « n’a point le droit de placer le fondement de l’éthique dans la région nouménale, la morale étant comme le reste de l’ordre des phénomènes et devant se formuler sur le terrain de l’expérience. L’en soi de la morale est une hypothèse métaphysique trancendante, et certainement la plus obscure qu’il y ait dans une philosophie qui ne ramène pas le devoir à Dieu[3]. » Par là, M. Renouvier se trouve amené à reconnaître avec Schopenhauer que, pour Kant, l’ « en soi » de la morale, l’absolu qui commande, la voix inconnue qui ordonne dans le for de la conscience, c’était au fond Dieu. Et rien n’est plus vrai.

  1. P. 178
  2. Critique philosophique, 1er janvier 1880.
  3. Science de la morale, p. 179.