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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

ces mêmes satisfactions dans les cas particuliers. Autrement, il y aurait une antinomie insoluble, une contradiction dans le système des fonctions humaines. » — Nous voilà au pied du même mur que les utilitaires. La loi de généralisation rationnelle présuppose un bien à généraliser et n’a de prix que par ce à quoi elle s’applique ; dès lors, pourquoi telle chose est-elle bonne en général et universellement, par exemple la vie, la santé ? C’est uniquement parce qu’elle est bonne pour chacun de nous en particulier, parce qu’elle est une condition du bonheur de chacun. De ce que la vie et la santé sont bonnes pour moi, ma raison déduit qu’elles sont bonnes aussi pour vous, qui êtes semblable à moi ; mais comment démontrer que votre vie ou votre santé est bonne pour moi, dans les cas où nous entrons en lutte ? Comment identifier le bien pour tous avec mon bien, la fin d’autrui avec ma fin propre ? Finalité bien ordonnée commence par soi-même. Ce cercle est infranchissable pour les utilitaires, il ne l’est pas moins pour les criticistes. « L’agent moral, dit lui-même M. Renouvier, opposera peut-être à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt ; au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? Nous fonderons-nous sur ce que le devoir est certain par lui-même, n’impliquant aucune connaissance extérieure à la raison[1], tandis qu’il est douteux que le véritable intérêt y soit contraire ?… L’agent, sommé de se conformer à sa nature raisonnable, opposera sa nature sensible, de laquelle il faudrait qu’il se séparât. Tel, je le veux, se portera vers la première, y trouvera son vrai bonheur, la satisfaction de son sentiment dominant ; mais ce n’est pas tout de compter sur la simple possibilité de cette assiette de la conscience, il faut pouvoir en combattre une différente. Tel autre infirmera la loi morale en alléguant le vœu de la nature et tous les jugements empiriques à l’appui, faibles pour la raison ( ?), plausibles dans la vie. Il pourra même juger la satisfaction des passions mieux adaptée aux fins de l’homme que le devoir, qui n’est peut-être qu’un pur sacrifice. Et pour l’engager à sortir de cette position, logiquement inexpugnable, il faudra lui soumettre le postulat qui réclame l’harmonie entre l’ordre complet et connu de la raison et l’ordre inconnu des phénomènes en leur enchaînement total. » Habemus confitentem : M. Renouvier reconnaît que la position est logiquement inexpugnable ; il faut pourtant en sortir pour fonder le devoir ; or il n’en sort que par le postulat de l’harmonie finale entre la vertu et

  1. M. Renouvier parce encore ici comme Kant, sans en avoir le droit ; sa raison réduite à elle-même ne peut donner aucune connaissance.