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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

Comment peut-on se flatter d’avoir éliminé le noumène quand on ne fait que l’introduire ainsi au milieu des phénomènes ? Au moins le monde inintelligible de Kant n’était pas gênant : ses divinités régnaient sans gouverner ; mais celles de M. Renouvier, comme les dieux des Grecs, combattent dans la mêlée même des phénomènes en se dérobant sous un nuage à jamais impénétrable. La science, au lieu d’avoir son domaine à part et inviolable, est envahie et bouleversée sur son propre terrain. De son côté, la métaphysique devient une série de thèses inintelligibles : 1o au début du monde, un coup de magie sans magicien, un « commencement absolu », sans cause ; 2o autour du monde, le vide, autre merveille : d’où la négation de l’immensité de l’univers ; 3o la négation de toute infinité ; 4o la négation de toute continuité et de toute évolution régulière, le monde coupé en morceaux dans le temps ; 5o la négation de l’unité, le monde partagé en divers mondes et peut-être entre divers principes ; 6o dans le microcosme humain comme dans le grand monde, l’indéterminisme, retour déguisé, inconscient, à la liberté d’indifférence, ou, ce qui est encore pire, à l’indifférence et à l’indétermination du jugement, de l’intelligence, de la passion ; — car M. Renouvier croit échapper à la liberté d’indifférence en la transportant dans le jugement même, dans les motifs et les mobiles de nos actes. C’est le clinamen non seulement dans la volonté, mais même dans l’intelligence et le désir ; c’est l’intelligence devenue inintelligible et conséquemment inintelligente. Le monde et l’homme sont donc également un poème sans unité. Aristote avait dit pourtant : — L’univers n’est pas une mauvaise tragédie, faite d’épisodes sans lien. — Cette position antiscientifique que, par une évolution nécessaire, le néo-kantisme a dû prendre, et qui en fait sous ce rapport (il le reconnaîtra lui-même volontiers) une philosophie de réaction contre l’esprit du siècle, nous semble la réfutation de la doctrine par elle-même.

Pourquoi donc ce dernier refuge réservé à l’inintelligible et à l’antiscientifique dans le monde même ? Évidemment, ce n’est pas dans un intérêt scientifique ni métaphysique que M. Renouvier le conserve. Il nous l’avoue lui-même, sans les considérations morales qui lui paraissent exiger cette part faite à l’inintelligible, il n’y aurait aucune raison pour se pas s’en tenir soit aux certitudes, soit aux hypothèses de la science et de la métaphysique. Le libre arbitre, par exemple, contredit toutes les lois de la science à nous connues et est insaisissable à la conscience psychologique ; si donc la morale n’intervenait pas, il est clair que personne n’éprouverait le besoin d’imaginer un libre arbitre. Ainsi, il est bien entendu que les