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de la comparaison des cas particuliers. » Hume examine donc les impressions que déterminent en nous les actes humains, et il trouve qu’un certain nombre de ces actes entraînent dès l’abord, notre estime et notre applaudissement. Nos jugements à ce sujet sont tellement prompts et spontanés qu’aucune erreur n’est possible. Nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces qualités qui font le mérite personnel ; quelles qu’elles soient, elles sont ressenties par nous au moyen de la sympathie ; c’est elle qui s’émeut en présence des qualités vertueuses, qu’elles soient utiles à nous ou aux autres, agréables à nous ou aux autres. La pensée raisonnante n’est pour rien dans cette sorte de jugements. Il faut que notre sensibilité soit touchée, et elle l’est, sinon sans réflexion de notre part (puisque nous avons besoin de réfléchir pour savoir si un acte sera utile ou nuisible à la société), du moins en dehors de tout calcul intéressé, de tout retour sur nous-mêmes. « Il n’est personne qui soit absolument indifférent au bonheur ou à l’infortune d’autrui. Dans le premier cas, nous avons une disposition naturelle à éprouver du plaisir ; dans le second, de la peine. Il n’est pas probable que ces principes puissent être ramenés à des principes plus simples et universels, quelque effort que l’on fasse pour cela[1]. » Le sens de la moralité est un sens naturel à l’âme et (dans l’acception légitime de ce mot) inné. Il engendre donc dans l’âme, en présence de ses objets appropriés, des impressions auxquelles ne correspondent pas en eux des qualités similaires. Le vice et la vertu peuvent être comparés, aux sons, aux couleurs, au chaud et au froid, qui, selon la philosophie, ne sont pas qualités dans les objets, mais perceptions dans l’âme. Le bien est chose subjective, humaine, comme le vrai, comme le beau[2]. L’homme, pour Hume, est la mesure de tout. La doctrine de Hutcheson prend ici un tour philosophique, un caractère de généralité qui lui donnent une portée inattendue.

Si le bien est, en nous, comme jugement porté sur les actes d’autrui, différent de ce qu’il est en réalité en dehors de nous, ce n’est pas à dire qu’il ne corresponde à rien, qu’il soit dépourvu de fondement objectif. « Comment pourrait-on désirer ou imaginer pour

  1. La sympathie peut, comme nous l’avons vu, se ramener à des principes plus simples. Adam Smith a été plus loin que son ami dans l’analyse de ce sentiment. Il n’en reste pas moins un sentiment, c’est-à-dire qu’il est de la nature de l’instinct.
  2. « La beauté n’est pas une qualité qui existe dans les objets eux-mêmes, elle réside dans l’esprit qui les contemple. » — « La beauté et la laideur ne sont pas plus que le doux et l’amer des qualités dans les objets. » C’est parce que les esprits des hommes ont une constitution spécifique semblable chez tous qu’il y a une beauté universelle.