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nant : c’est le propre de toute sensation, intérieure ou extérieure, d’être localisée ; les unes sont en somme aussi extérieures que les autres ; presque toutes celles qui sont conscientes sont situées dans un temps et dans un lieu. Le moi, en tant qu’il se connaît, fait partie du monde. De ce que les perceptions ou les qualités sensibles, ne disons pas correspondantes, mais équivalentes sont extériorisées, elles ne cessent pas d’être relatives à la forme de notre organisme et de notre esprit. Elles sont à la fois extérieures et subjectives. Objecte-t-on la permanence de l’objet qui est censé nous les communiquer ? Cet objet n’est lui-même qu’une possibilité de sensation. Au delà il n’y a rien, il n’est rien. Il n’y a pas d’au delà. Mais dira-t-on, comment se fait-il que le monde subsiste quand nous ne le percevons plus ? à quoi ces possibilités de sensations sont-elles attachées ? La réponse est facile, c’est la sociologie qui la donne : à la conscience collective de l’humanité. Ce que nous, hommes, appelons un monde, n’existait absolument pas avant que cette conscience commençât ; auparavant, il y avait le monde des invertébrés, puis le monde des poissons, des oiseaux et des mammifères, différent suivant les espèces en beaucoup de points, semblable aussi pour toutes en beaucoup d’autres. Je veux dire que les objets en général, sont faits d’un ensemble de signes dont la nature dépend en chaque espèce de la constitution organique et par conséquent des impulsions dominantes, des besoins et des instincts spécifiques des individus. Il y a un ensemble de signes et de représentations pour les animaux doués du toucher seul, un autre pour les animaux doués de sens supérieurs, un autre pour les hommes, doués de la parole[1] ; seulement les signes tactiles sont communs à tous, et c’est ce qui fait que tous peuvent entrer en rapports. Si les signes du mouvement sont communs à tous, c’est donc que le monde est pour tous au moins un ensemble de mouvements, en d’autres termes que tous ont des perceptions musculaires correspondantes, Faut-il aller plus ; loin ? faut-il dire que le mouvement existe indépendamment des organismes ? qu’il a l’existence absolue ? Ce serait sortir de expérience, Ce serait passer de l’existence telle qu’elle est donnée, à l’existence telle qu’elle est conçue en dehors de toute expé-

  1. Toute théorie est une habitude nouvelle de l’esprit et du langage ; elle ne peut s’établir qu’à la longue. Le fait même que Hume ne peut encore admettre une opinion que les philosophes de son école admettent de nos jours sans répugnance, à savoir que la matière n’est qu’une possibilité de sensations cohérentes, prouve que l’idée que l’humanité se fait du monde se transforme chaque jour. L’état de la langue dans chaque peuple reflète exactement ces transformations et montre que le monde est autre pour les générations successives comme il l’a été pour les espèces successives.