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les sciences, se risquer dans le commerce. L’homme, qui pour terme de son activité se propose une sécurité de plus en plus grande doit se contenter d’une sécurité de moins en moins grande pendant qu’il agit[1].

Ce n’est pas tout, l’industrie progressive a pour caractère de ne pas se borner à satisfaire et à prévenir des besoins généraux, c’est-à-dire des désirs jugés pratiquement infinis, mais de travailler aussi en vue de répondre aux demandes incertaines de désirs bien moindres, de plus en plus légers, capricieux et variables. Il en est de la moralité et des sciences comme de l’industrie. Le progrès de la moralité se manifeste par l’importance croissante attachée aux demi-devoirs, et les progrès des sciences à l’importance croissante de la méthode inductive. L’écolier n’a pas besoin de s’écouter et de prêter attention à ses degrés de croyance. On ne lui apprend que des principes certains ou tenus pour tels ; la partie conjecturale du savoir humain, celle qui gagne et s’étend, lui est soustraite avec grand soin.

Les désirs les moins vifs sont ceux dont la prévision est la plus difficile. Par suite, la marche de la civilisation pousse les fabricants à se contenter d’un minimum de confiance dans l’utilité d’articles qui doivent répondre à un minimum de désir.

L’extension grandissante de la monnaie de papier, qui emprunte instantanément toute sa valeur à un acte de foi, vient à l’appui de ces considérations[2]. Le jour n’est peut-être pas éloigné où non seulement de province à province, mais d’Etat à Etat, les grands billets de banque rompront définitivement leurs derniers liens de vassalité nominale avec les métaux précieux dont ils sont censés tenir leurs pouvoirs. Il sera clair alors que la confiance est la source de la valeur. C’est la raison peut-être pour laquelle l’altération des monnaies si fréquentes dans le passé, grâce à l’ignorance, n’avait point tout d’abord par suite de cette ignorance même qui maintenait toujours, au début, la même foi dans les monnaies altérées, les inconvénients majeurs instantanés qu’elle aurait aujourd’hui.

(À suivre.)
G. Tarde.

  1. Les progrès de la statistique appliqués à l’étendue des diverses consommations pourront plus tard servir de base au calcul de probabilités de l’industriel et diminuer son aléa. Notons en passant que s’il en était jamais ainsi, chacun étant plus sûr que la production actuelle est proportionnée aux besoins futurs, la valeur de tous les produits augmenterait à production égale et par le seul effet de la statistique.
  2. « L’édifice entier de notre immense commerce, dit Stanley Jevons, repose sur cette supposition que jamais, probablement, les commerçants et les autres clients des banques n’éprouveront le besoin soudain et simultané de retirer seulement la vingtième partie de la monnaie d’or qu’ils ont droit de recevoir sur leur demande à tous moments pendant les heures où les banques sont ouvertes. » Une probabilité très forte, c’est-à-dire une croyance très forte : voilà donc le fondement du commerce.