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idées, ceux-ci ne trouvant à y opposer que de pures négations. L’action du parti mitoyen, Garve, Feder et autres, fut au contraire considérable Lirritation de Kant contre Garve, attestée par le récit de Hamann, prouve qu’il se sentait touché : aussi le voit-on éviter de parler idéalisme dans les écrits de cette période, de peur de prêter à de nouveaux malentendus. Pourtant il maintient la nécessité de la chose en soi, comme évidente d’elle-même, dans un écrit du commencement de 1785 par exemple (voy. Œuvres de Kant, éd. Hartenstein, 1869, tome IV, p. 298 sqq.). Au fort de sa polémique avec Mendelssohn il va même jusqu’à contredire la Critique de la raison pure. Mendelssohn ayant dit : « Nous ne connaissons des choses que leurs effets, et la question de leur nature, si elle vise une autre réponse, n’a pas de sens » (ce qui est le fond même de la Critique), Kant réplique : « La question de la chose en soi et de ce qu’elle est en dehors des rapports d’objet (empirique) à objet (empirique) est tout à fait légitime ; elle ne saurait nullement être tenue pour dénuée de sens.[1] » Notez le sentiment : Mendelssohn s’en étant pris à son idéalisme, c’est son idéalisme que Kant défend, en prenant le concept de chose en soi sous son aspect positif et non plus seulement limitatif. Dans le même écrit, qui est daté du 4 août 1786, il accuse davantage encore sa théorie du sens intime : l’âme, dit-il, est un concept fait d’éléments empiriques ; ce n’est pas encore le vrai sujet en soi, parce que l’homme ne se connaît pas à priori. L’appréciation qu’il donne en 1785 (voy. éd. Hartenstein, t. IV, p. 399) de la Monadologie est tout à fait remarquable. On l’a mal comprise, écrit-il ; les idées de Leibniz sont bonnes, dès qu’on les applique non pas au monde des phénomènes, mais aux choses en soi. Enfin il a tellement peur d’être pris pour un idéaliste adversaire du réalisme qu’il s’explique sur le procédé propre à découvrir ce qui convient aux choses en soi (Bemerk, zu Jacobs Prüf.) : il faut les concevoir, au degré près, à l’image de la réalité par excellence, Dieu. Ce qui pousse Kant à faire ainsi de ses opinions privées, simple instrument pour l’usage polémique de la raison pure jusque-là, une doctrine, c’est la préoccupation morale : il vient de faire son éthique.

En même temps, il ne laisse pas de maintenir ferme son criticisme, Une note intéressante de la préface des Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft nous le montre occupé à défendre contre le « sagace et pénétrant » critique des Institutiones d’Ulrich sa déduction accusée d’obscurité et de fragilité. Des deux parties, déduction objective et déduction subjective, la première, dit-il, est d’une clarté parfaite ; mais sur la seconde il passe condamnation, et il annonce son dessein de substituer à cette déduction subjective une déduction transcendantale (celle de la deuxième éd.). On voit en outre par cette note que l’exposition de la déduction d’après les Prolégomènes ne le satisfait plus ; il accentue davantage la pensée critique.

  1. Voyez l’opuscule intitulé Bemerkunger zu L. H. Jacob’s Prüfung der Mendelssohn’schen Morgenstunden.