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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

Fait considérable si l’on pense surtout que Smith avait vécu dans l’intimité de Turgot, l’ami de Condorcet, et que la tradition née dans ce milieu est celle qui revit dans les ouvrages d’A. Comte.

Nous n’ignorons pas les critiques dont l’économie politique de Smith a été justement l’objet en France et en Allemagne. On a pu lui reprocher d’assimiler le « système social » à un mécanisme, incapable de conscience et de volonté collectives, de méconnaître, tant il diminue le rôle de l’État, le caractère individuel des groupes économiques nationaux, de tendre au cosmopolitisme, de proclamer des lois générales absolues qui valent pour tous les temps et tous les lieux, alors que dans ce domaine, comme dans tous les autres, il n’y a rien que de relatif et de particulier, d’autoriser par ses principes le déchaînement de la concurrence et l’écrasement des faibles… à un point de vue plus spécial, de voir dans le travail seul la source de la richesse, alors qu’un certain nombre d’autres facteurs — la matière à tout le moins, objet du travail — concourent à la former. Mais il ne faut pas oublier que ces critiques n’ont été possibles que grâce à une plus large interprétation de la doctrine même de Smith et viennent d’écrivains qui sont en réalité, bien que l’ayant dépassé, ses continuateurs. Et d’ailleurs, s’il est vrai que les idées de Smith soient systématiques et, comme disent nos voisins, unilatérales, ne sait-on pas que nulle théorie n’est possible au sujet de faits aussi étonnamment complexes que par une série d’abstractions et de réductions, les premières étant de toute nécessité les plus sommaires et les plus simples ?

C’est aussi le grand défaut de sa morale. Quelque effort qu’il ait fait pour ne rien omettre des éléments de la moralité et pour embrasser dans sa doctrine tous les résultats des spéculations antérieures, il n’est que trop évident que son exposé en quelque sorte géométrique laisse de côté un bon nombre de faits importants ou ne les comprend que par une suite d’adjonctions artificielles. Il signale bien l’empire de la coutume sur nos sentiments moraux, mais ne lui attribue que les modifications accidentelles de ces sentiments, au lieu de la faire présider à leur naissance même. Il a l’air de donner beaucoup à la bienveillance mais, au sens de Smith, la sympathie n’est pas l’amour, et c’est une chose remarquable qu’il ne se sert nulle part de la sympathie pour expliquer les affections de la famille et les affections patriotiques. Il reconnaît la liaison qu’ont les actes moraux avec l’existence du système social ; mais il attribue l’approbation que nous donnons aux actes utiles à un besoin d’ordre et d’harmonie, à un sentiment de la beauté qui ne suffit pas à en rendre compte, outre qu’ils n’ont rien de commun avec la sympa-