Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
revue philosophique

ainsi, dès maintenant, que les choses : se passent dans la généralités des cas ? Ce ne serait qu’une question de degré dans la somme générale d’utilité.

Troisième exemple : Un homme fortuné et indifférent à la misère d’autrui peut-il vouloir que sa maxime « soit partout admise comme une loi universelle de la nature » ? — Nous avons vu la réponse de Kant : l’égoïsme de cet homme se contredirait lui-même, car il peut « se trouver des cas où l’on ait besoin de l’assistance des autres », Ici encore l’argument n’est pas sûr et on ne voit pas quelle inconséquence il y aurait à ériger en maxime universelle : « Chacun pour soi, » si l’on se trouvait précisément parmi ceux qui n’ont pas besoin des autres. — Supposez, pourrait-on dire avec Schopenhauer, que je sois assez fort, par l’effet d’une supériorité physique ou intellectuelle, pour être sûr d’avoir toujours dans l’insensibilité le rôle actif, jamais le rôle passif, c’est-à-dire de faire à autrui tout le mal que je voudrais sans qu’on puisse me payer de retour, je pourrai alors fort bien consentir à ériger l’injustice ou l’insensibilité en une maxime générale, et ainsi à régler la marche du monde d’après cette loi Simple et universelle dont parle le poète :

Prenne qui a la force,
Et garde qui pourra.

Le dernier exemple, et le meilleur que donne Kant, est celui des promesses et des dépôts. On peut lui concéder que, si l’on érigeait en loi universelle de ne pas rendre les dépôts quand on 2 intérêt à les garder, le dépôt deviendrait impossible et logiquement contradictoire. Mais alors la société et la nature se passeraient des dépôts et même, à la rigueur, des promesses. L’ordre naturel et social ne serait pas pour cela détruit. On universaliserait les précautions contre ses voisins, de même qu’aujourd’hui on universalise les clefs des maisons par défiance des voleurs. Ce serait un désagrément ajouté à beaucoup d’autres dans un monde qui n’est pas le meilleur des mondes possibles. Nous ne désirons pas que cet ordre de choses existe, il est vrai ; mais c’est pour des raisons d’intérêt bien simples à comprendre, non par amour de la pure logique ni de l’universalité.

Concluons que l’universalité, à elle seule, n’entraîne pas nécessairement le bien et peut se concilier avec l’idée d’intérêt. L’universalisation, au point de vue empirique, est un expédient de gouvernement intérieur qui n’a qu’une valeur restreinte. C’est une sorte de suffrage universel que nous instituons au fond de notre conscience