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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

Il a cru trouver ce lien dans la finalité, qui représente l’intelligible comme le but du sensible. Mais nous allons voir que la matière est pour lui identique à la forme et, en définitive reste purement formelle, Ce qui constitue essentiellement le devoir, c’est toujours la forme ; aussi, dans la Critique de la raison pratique, qui a pour objet le devoir absolument pur, ne retrouve-t-on pas la théorie de l’humanité fin en soi.

Dans sa Métaphysique des mœurs, Kant nous dit qu’il y a « trois manières de se représenter la loi morale », trois types, qui sont au fond « autant de formules de la même loi », mais qui « rapprochent toujours davantage une idée rationnelle de l’intuition suivant une certaine analogie et, par là, du sentiment. » — Chaque maxime a, dit-il : « 1o une forme, qui consiste dans l’universalité ; et sous ce rapport on a la formule de l’impératif catégorique, qui veut que l’on choisisse ses maximes comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles de la nature : 2o une matière, c’est-à-dire une fin ; et de là la formule d’après laquelle l’être raisonnable, étant par sa nature même une fin, par conséquent une fin en soi, doit être pour toute maxime la condition limitative de toutes les fins purement relatives et arbitraires ; 3o une détermination complète de toutes les maximes, exprimée par cette formule : toutes les maximes qui dérivent de notre propre législation doivent s’accorder avec un règne possible des fins comme avec un règne de la nature[1]. » D’après cette page capitale, nous avons deux extrêmes : le règne sensible de la nature et le règne intelligible des fins, et entre les deux, comme intermédiaire, l’homme fin en soi. Kant est près de s’engager par là dans une voie profonde ; mais le désir qu’il a de conserver à la morale son caractère impératif, absolu, universel, et de maintenir ainsi la loi vu le devoir, va l’empêcher, même quand il parlera de la finalité comme contenu du bien moral, de faire autre chose que tourner sur soi-même et revenir à la forme d’une universalité vide. Ne voulant pas fonder la morale sur quelque chose qui ne serait qu’humain, il est obligé de ne considérer dans l’homme que ce qui lui parait universel, c’est-à-dire la raison pure, la volonté pure, la conscience pure ; dès lors, au moment où il semblait qu’il allait sortir des abstractions et des formes, il ne fait que s’y enfoncer de nouveau ; au lieu d’un contenu vivant et d’une matière réelle, il n’introduit dans le cadre de la loi morale, comme nous allons le voir, que des facultés semblables à des entités.

Nous ne reprocherons pas à Kant, avec Schopenhauer, d’avoir

  1. P. 83.