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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

d’abord sur une chose de fait, » puis, que « toutes les choses de fait se rattachent ou bien au concept de la nature, ou bien au concept de la liberté[1] », il ne parvient nullement à établir la liberté comme chose de fait, quoiqu’il lui donne ce nom, et il se contente d’invoquer le devoir, qui présuppose lui-même la liberté. La liberté insondable et « intelligible », que nous avons appelée plus proprement la nécessité primitive ou la prédestination, demeure à jamais cachée et inutile dans la sphère des noumènes. Il y aurait un devoir réel en ce bas monde si nous y étions libres ; nous serions réellement libres en ce monde s’il y avait un devoir : la pensée de Kant se meut dans ce cercle sans pouvoir le franchir, sans montrer comment la « raison pure » devient « raison pratique », comment la liberté et la moralité deviennent des choses de fait différentes des faits de la nature ; comment cette moralité et cette liberté supra-naturelles, qui ne sont que des noumènes, peuvent descendre de leur olympe et faire leur apparition, divinités enveloppées d’un nuage, dans la mêlée des phénomènes. — De plus, en admettant que nous ayons des devoirs, comment les déterminer, même symboliquement ? Comment savoir si les noumènes auxquels nous devons nous conformer sont des divinités bonnes ou mauvaises, puisque ces divinités se réduisent toujours pour nous à des puissances nues, volonté sans contenu, raison sans objet, forme sans matière, dont nous ignorons, à vrai dire, l’essence bienfaisante ou malfaisante. Aussi Kant n’ose tout d’abord appeler ces puissances le bien : elles ne sont pour nous que la loi ; c’est plutôt un Jupiter ou un Jéhovah aux décrets absolus qu’un Bouddha ou un Jésus voulant le bonheur de l’humanité. C’est seulement ensuite, après avoir posé la loi, que Kant se dit : « Puisque la loi commande, ce qu’elle commande doit être bon ; » mais, en somme, il n’en sait rien. Sans parler du malin génie imaginé par Descartes, on peut se demander avec les pessimistes si la loi n’est pas une ruse de la nature ou de la volonté universelle, qui, en soi, serait mauvaise ou neutre. Quand nous nous jetons tête baissée dans le gouffre à la voix du devoir, nous ne pouvons savoir si c’est la moralité éternelle ou l’indifférence éternelle que nous trouverons au fond. Mysticisme absolu dans le ciel et formalisme absolu sur la terre, sans autre lien entre les deux mondes qu’un symbolisme dont la valeur demeure problématique, voilà en son ensemble la morale des kantiens.

6o Toutes ces imperfections du kantisme nous semblent tenir à un défaut fondamental que nous avons souvent signalé dans le cours de ces études : c’est le dogmatisme moral, en d’autres termes la prétention d’affirmer la moralité et le devoir comme certains, lorsqu’on

  1. Critique du jugement, II, 213 (trad. Barni).