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G. TARDE. — la psychologie en économie politique

ou les nihilistes en Russie, à quoi serviraient presque tous les legs de notre civilisation raffinée ? Quand les goûts changent et pour peu qu’ils changent en littérature, comme au xviie siècle, comme au début du romantisme, tout le trésor littéraire des siècles précédents cesse d’être considéré comme une mine encore exploitable. Cela dit, je m’empresse d’ajouter qu’il y à beaucoup de changements indispensables.

Dans les sociétés en voie de progrès industriel, la coutume, l’imitation orgueilleuse des ancêtres va déclinant ; mais elle est remplacée par limitation vaniteuse des contemporains, par la mode, et, en somme, l’action sociale de limitation en général devient chaque jour plus profonde. (Ajoutons qu’il y a une troisième forme de l’imitation, l’habitude, sorte d’imitation de soi-même par soi-même, qui ne semble ni augmenter ni diminuer.) On n’échappe d’ordinaire aux idées traditionnelles que pour accepter les idées courantes, on ne se soustrait à la coutume que pour se mettre à la mode, à l’exception de quelques originaux, çà et là affranchis de ces deux jougs et pour ce motif appelés avec raison insociables, précisément parce que, dans leur nombre, éclosent les rénovateurs de sociétés, les inventeurs. Est-ce que le penchant de toutes les classes à copier la classe supérieure, de toutes les provinces à copier la capitale, de toutes les capitales à se copier entre elles ou à se modeler sur l’une d’entre elles, est-ce que la similitude croissante en un mot des hommes d’une même époque présente, au point de vue de l’emploi fécond du capital vrai, le même avantage que la similitude durable des générations successives[1] ? Oui, car elle agrandit la sphère humaine où une invention pourra servir. Si la mode régnait seule, si jamais une singularité adoptée à l’exemple d’autrui, telle que l’usage du tabac ou du café, ne devenait habituelle et enfin tradi-

  1. Nul ne se doute à quel point il est esclave de la mode. Tel qui aujourd’hui croit se décider d’après son goût propre en préférant le vin de Bordeaux ou de Bourgogne au vin d’Orléans eût été certainement d’avis contraire au moyen âge, quand le vin d’Orléans se servait à la table de nos rois. Qui parle aujourd’hui d’un certain vin de Plaisance, alors en grande réputation (voyez, à ce sujet, Économie politique au moyen âge, par Cibrario, t. II, p. 147 de la traduction française) ? Mais c’est en tout que l’homme est éminemment moutonnier, Par exemple, pourquoi a-t-on raison de dire que l’honnêteté est encore la meilleure des politiques ? Parce que l’homme est imitatif. Il n’y aurait rien à dire, utilitairement (j’allais écrire moralement), contre certains coups d’État, contre certaines illégalités, si, par malheur, ils ne servaient fatalement d’exemple, à bref délai, et ne faisaient en quelque sorte ricochet dans le courant de l’histoire d’un peuple. Je suis de l’avis d’un écrivain protestant, il est fâcheux même que Henri IV ait abjuré. Que de parjures, que de mensonges diplomatiques cet acte de royale et glorieuse hypocrisie nous a valus ! c’est trop cher acheter quelques années de paix et de poule au pot.