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lui est nuisible ; mais sa passion est telle qu’il ne peut plus essayer de la vaincre. Tout ce qu’il a pu gagner sur lui, ç’a été d’établir solennellement entre elle et sa raison une espèce de compromis : il s’est interdit de fumer avant son déjeuner. Depuis lors, ce sont des luttes incessantes, dont il me faisait un jour le vivant récit : « Je viens de me lever et de m’habiller, En attendant mon déjeuner, qu’on apprête, je dépouille ma correspondance et jette un coup d’œil sur les journaux. Le pot à tabac est là, à quelque distance de moi, à sa place habituelle. Je le sens qui m’attire. Tout à coup je me lève et me dirige inconsciemment vers lui. Je m’aperçois de ma faiblesse. Je me rassieds et reprends ma lecture. Voilà que machinalement ma min plonge dans ma poche et en tire le cahier à cigarettes. Irrité contre moi-même, je remets violemment le cahier à sa place. Je constate avec honte ces commencements de défaillance. J’ai comme le pressentiment de ma défaite prochaine, et en moi-même j’adresse ce discours au démon tentateur : « Oui, tu es là, je le sais bien ; tu me fais des avances, tu me provoques, tu me fascines. Tu voudrais que j’aille à toi tout de suite. Mais… plus tard seulement ! je l’ai juré. Ah ! ce serment, pourrai-je le tenir ? »

Celui qui me décrivait ainsi ses sensations a quitté Liège, et je ne sais si la lutte continue.

Dans cet exemple, la nature de la résistance à vaincre est idéale. Physiquement, est-il rien de plus aisé que de rester installé dans son fauteuil et plongé dans une lecture attachante ? Est-il surtout rien de plus aisé que de ne pas faire quelques pas dans une certaine direction ? Et voilà pourtant la chose difficile, voilà ce que la volonté n’obtient qu’en tendant tous les ressorts de l’âme.

Dans d’autres cas, au contraire, le mouvement suit l’idée, sans aucune intervention appréciable de la volonté. Toutes les actions de notre vie quotidienne se passent de cette manière. Nous parlons, marchons, grimpons, quand il le faut, en l’absence de tout effort volitionnel. Le portefaix soulève, sur un simple signe, les plus lourds fardeaux.

En thèse générale, on peut avancer que l’idée d’un mouvement déterminé provoque ce mouvement, à moins qu’elle ne soit empêchée par une idée contraire présente en même temps à l’esprit. Les mouvements dits émotionnels ont presque toujours lieu en vertu d’une connexion congénitale entre l’idée et l’action musculaire. Dans les mouvements volontaires, il n’en est pas de même ; c’est pourquoi ils sont plus facilement contrariés que ceux-là. C’est l’unique différence qui les sépare.

Ces derniers seuls vont nous occuper, Le mouvement qui ne suit pas nécessairement et immédiatement l’idée qu’on en a, ne se manifestera que s’il est voulu, L’acte de volition est complet, dès que l’intention est claire et nette ; peu importe que le mouvement suive ou ne suive pas. Cet acte est donc d’une nature exclusivement psychique. La volonté du paralysé qui, voulant écrire, ne parvient pas à faire obéir son bras, est aussi entière que celle de l’homme qui a l’usage de tous ses membres.

Nous voici maintenant en état d’aborder l’analyse des cas où la réa-