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Seulement les faits pris en eux-mêmes ne peuvent pas être objets de science : c’est une vérité devenue banale depuis Socrate et Aristote. Les faits sont fugitifs et mobiles, et la science cherche ce qui est permanent et inébranlable ; une fois pour toutes, Héraclite a montré la fuite éternelle des choses.

Pour résoudre cette antinomie apparente : connaître comme permanent ce qui est essentiellement instable, l’esprit n’a pas d’autre biais que de substituer aux faits des symboles qui leur correspondent exactement, et d’un autre côté participent de la nature de la science, c’est-à-dire soient universels. Tel est le rôle des concepts. Dans un corps vivant, les aliments ne sont assimilés qu’après avoir été élaborés et transformés ; de même la pensée ne peut se rendre maitresse de la réalité qu’après l’avoir modifiée et appropriée à sa nature. Les concepts sont les signes, non les images des choses. M. Spencer a bien raison de dire que, dans la réalité, la mortalité de Socrate n’est pas la même que celle des autres hommes. Mais aussi n’est-ce pas à la réalité que l’esprit à affaire, mais à l’impression que la réalité à laissée en lui, ou plutôt au type qu’il a dégagé d’une foule d’impressions semblables : et ce type est sa chose. Il ne lui est pas donné comme une sensation ; il le fait parce qu’il le pense. Sans doute, après qu’il a éliminé les éléments accidentels, il faut encore qu’il conserve des images concrètes pour avoir prise sur son concept ; mais il n’évoque ces images que pour mieux voir l’ordre, le plan ou le dessin suivant lequel elles sont rangées, et c’est désormais à ce dessin seul, à ce monogramme idéal qu’il sera attentif, Ce qu’il considérera, ce sont moins les choses réunies que le lien qui les maintient, la forme qui les enveloppe. Cette forme, souvent niée parce qu’elle n’est pas sensible, toujours présente parce que l’entendement la réclame, sera le véritable instrument de la preuve.

En d’autres termes, le concept est ce que l’esprit substitue aux choses sensibles pour les rendre intelligibles ; c’est un équivalent, un symbole. L’esprit est comme le commerçant qui, pour rendre ses opérations plus faciles, remplace par des billets le lourd métal de la monnaie : les concepts sont le papier-monnaie de la pensée.

Cette substitution n’est-elle pas dangereuse ? Bien des philosophes l’ont pensé ; il leur semble que tout est perdu si l’on quitte un seul instant le terrain solide de la réalité. Mais ils ne prennent pas garde que la réalité sensible n’est pas un terrain solide ; c’est au contraire un, sable mouvant ; c’est justement pour prendre pied sur un sol fixé qu’il faut substituer aux phénomènes les concepts. Tant qu’il n’y a rien d’universel, il est clair que la science ne peut commencer ; or l’universel n’est pas donné dans l’expérience, l’esprit ne les trouve