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V. BROCHARD.la logique de j. stuart mill

nu les racines par où la logique plonge dans la réalité ; c’était faire justice de ce jeu mystérieux d’entités et d’abstractions, où l’on s’est trop longtemps complu.

Peut-être, introduisant pour la première fois la psychologie dans la logique, Stuart Mill a-t-il dépassé le but ; il n’a pas toujours respecté les limites qui séparent ces deux sciences. Mais, si l’on veut rendre plus équitablement à chacune ce qui lui appartient, on ne trouvera pas de principe de distinction plus net et plus sûr que celui que Mill a donné ; sa définition admirablement précise peut servir à corriger l’erreur qu’il a commise. La logique est la science de la preuve : elle enseigne non à découvrir la preuve, mais si la preuve, une fois qu’elle est découverte, est valable. La psychologie commence ; la logique achève. Il reste seulement à définir la preuve ; quoi qu’en dise Mill, elle n’est jamais un fait particulier.

Il n’y aurait qu’à louer dans l’œuvre de Stuart Mill s’il s’en était tenu là ; mais il a été plus loin. Il a voulu en quelque sorte déplacer l’axe de la logique : il prétend non seulement tenir plus de compte des faits, mais ne tenir compte que des faits : l’idée est un rouage superflu qui doit disparaître. Voilà la grande originalité, la pensée maitresse du Système de logique. Ici, nous croyons qu’il s’est trompé et que sa tentative a complètement échoué. Ainsi entendue, la logique n’est plus une science. À l’examen, on voit toutes les parties dont elle se compose s’effondrer une à une et se réduire à une poussière sans consistance. Si l’édifice conserve encore une apparence de solidité, c’est que Mill y introduit sans le savoir des éléments et des principes qu’il doit sans doute à ses habitudes d’esprit, à son éducation, en un mot précisément à la doctrine qu’il se propose de remplacer ; une infidélité inconsciente à la doctrine qu’il défend, voilà tout le fondement de sa doctrine. Prise à la lettre et suivie avec rigueur, la doctrine de Mill, l’événement l’a bien montré, est le suicide de la logique.

Par ses mérites comme par ses défauts, on ne peut nier que la logique de Mill ne soit dans le courant général des idées de notre temps. Partout, dans la science, dans l’art, dans la morale, dans l’éducation, nous voyons l’idée perdre du terrain, le fait prendre sa place et chercher à la proscrire, En logique, cette tendance nous parait funeste. On ne parviendra pas à empêcher l’esprit humain d’obéir à ses propres lois, de ramener à l’unité de l’idée la multiplicité de ses sensations, de penser par concepts, et de classer ses connaissances. Fût-il possible d’y arriver par l’éducation (bien des faits donnent à penser qu’elle peut beaucoup en cette matière, si elle ne peut pas tout), la science ni personne n’y gagnerait rien. En quoi