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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/201

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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

nourriture et les femelles, finalement propager avec sa race les caractères particuliers qui lui ont permis, à un moment donné, de vivre et de se reproduire au détriment de ses congénères. Le système se tient admirablement.

Reportons-nous maintenant au grand homme. Vient-il supplanter et affamer les représentants de l’espèce dont il est sorti ? Doit-on voir en lui le fondateur d’une espèce nouvelle ? Introduit-il au sein de l’humanité un effort de divergence et de séparation, comme il est nécessaire qu’il y en ait dans l’animalité pour diminuer l’intensité de la concurrence et permettre à un plus grand nombre de variétés de subsister les unes à côté des autres ?

Il est certain que le génie prend heureusement dans notre admiration la place que prétendaient y occuper une foule de médiocrités. Descartes a « exterminé » les scolastiques, comme Racine a supplanté Pradon, comme Richelieu a chassé de la politique tous ceux qui conspiraient contre lui avant et pendant la journée des Dupes. Mais ceux qui ont été supplantés ainsi, qu’étaient-ils ? Des intelligences peu riches, dont le commerce ne pouvait que nous appauvrir nous-mêmes, des esprits particuliers ou extravagants, qui ne pouvaient que nous égarer après nous avoir divisés, de faux classiques qui, accaparant la tradition, la dénaturaient et s’obstinaient à placer entre nous et les vrais chefs-d’œuvre leurs trompeuses imitations. Quant aux vainqueurs, ils font tout le contraire. Ils ne nous enlèvent pas notre nourriture. Ils ne nous condamnent pas à la stérilité. Ils apportent à nos pensées et à nos cœurs des aliments nouveaux dont nous pouvons tous, tant que nous sommes, faire, si nous le voulons, notre profit. Ils augmentent la flamme de nos amours, ils donnent à ces amours des objets qui les captivent ; et c’est leur influence bienfaisante qui encourage, instruit et dirige ces relations fécondes. La critique des sophistes avait dissous toutes les vieilles idées des athéniens. Avec eux, la pensée, niant toute réalité subsistante et se niant elle-même, détruisait tout et ne mettait rien à la place qu’un jeu subtil où toutes les forces de la Grèce se fussent bien vite énervées. Mais Platon est là : la pensée grecque s’oriente de nouveau ; avec l’unité elle retrouve son énergie. À cette source ouverte pour elle vont puiser ses orateurs, ses poètes, ses artistes : nous y puisons encore aujourd’hui sans la tarir. Un instant cependant, l’interprétation de la doctrine s’est desséchée ; les idées s’appauvrissent sous une abstraction qui les ramène aux nombres pythagoriciens. Aristote vient et rend à la pensée un sang nouveau qui circulera dans noire Occident pendant des siècles entiers. L’esprit de l’École s’est-il affaibli et perdu dans les labyrinthes de ses syllo-