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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/205

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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

indépendants, les originaux, les enfants perdus, et ceux-là ne font point souche. Quant aux hommes supérieurs, ils ont beau élever drapeau contre drapeau ! La voix du genre humain les réconcilie toujours ; mais cette réconciliation n’est-ce pas eux qui en ont par avance fourni les moyens ? C’est en effet dans l’admiration commune de la beauté que nous nous sommes réconciliés nous-mêmes, et la beauté, qui donc nous la donne à contempler, si ce n’est eux ? Ainsi, grâce à eux, les idées se multiplient, l’expression des sentiments se transforme et se rajeunit, les côtés demeurés obscurs jusque-là de la nature et de la vie s’’éclairent ; mais, grâce à eux aussi, nos libres efforts et nos progrès se maintiennent dans l’unité d’une tradition qui s’élargit sans se briser. Comme le dit encore Emerson, « les grands hommes, par leur fidélité aux idées universelles, nous défendent contre nos contemporains. » Ajoutons qu’ils nous défendent contre les préjugés d’un patriotisme étroit. Nul Anglais n’est plus Anglais que Shakespeare, et nul n’a plus fait goûter parmi nous la littérature de son pays. Il est vrai que « l’ardeur du Midi avait réchauffé l’analyse profonde de Shakespeare, comme le génie romain avait orné et embelli le calvinisme de Milton[1]. » Concluons enfin : non, ce n’est pas un effort de séparation et de divergence que le grand homme introduit au milieu de nous, c’est beaucoup plutôt un effort de développement indéfini dans la concorde et l’unité.

II

Mais cet effort, il faut savoir comment il s’imprime au milieu et comment le milieu le reçoit. M. James prétend que le milieu ne fait que repousser ou accepter le génie, plus simplement encore, le détruire ou laisser vivre. À nos yeux, ce n’est pas assez ! Mais M. James et M. Galton, en voulant séparer l’une de l’autre l’action des causes antécédentes et celle des influences contemporaines, méconnaissent également la loi de continuité : de là vient ce qu’il y a d’étroit dans la théorie de chacun d’eux. Nous l’avons déjà montré pour le premier, Quant au second, la critique qu’il fait de la théorie des causes antécédentes est plus spirituelle que solide. Il n’est pas plus nécessaire, pour expliquer un fait, de remonter actuellement à toutes les causes, qu’il n’est nécessaire, pour définir un être, d’énumérer tous

  1. Philarèthe Chasles.