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C. VIGUIER. — le sens de l’orientation

nous ayons ici affaire à une perception. On perçoit ou l’on ne perçoit pas ; mais il est impossible de décrire une perception à quelqu’un qui ne l’a jamais éprouvée ; et les descriptions les plus parfaites sont impuissantes à donner à un aveugle de naissance la moindre idée des couleurs. Toutes les richesses des langues des peuples civilisés suffisent à peine à noter les nuances si diverses de nos perceptions, pour les rappeler à celui qui les a lui-même observées ; et l’on peut bien faire remarquer ici que, à mesure que se développait la civilisation, la vie se faisait plus sédentaire, au moins dans les agglomérations humaines où se formaient graduellement les langues ; et que le sens d’orientation, devenant de moins en moins nécessaire, devait s’effacer au point qu’il ne fût pas même créé de mots pour cet ordre de sensations. Il serait fort possible, du reste, que celles dont nous parlons appartinssent à la classe des sensations inconscientes, qui entrent pour une si grande part dans nos processus mentaux ; mais le fait que les guides dont parle sir Bartle Frère peuvent indiquer la direction de plusieurs points, semble exiger qu’il y ait un certain degré de conscience, quelque vague qu’elle demeure. Il faut observer aussi que ce n’est sans doute que graduellement que l’homme est arrivé à établir des distinctions de plus en plus délicates entre ses perceptions. De nos jours encore, les Indous des castes inférieures paraissent incapables de distinguer les nuances ; et, pour nombre d’entre eux, l’arc-en-ciel ne serait que rouge ou gris[1]. Une imperfection semblable dans la distinction des couleurs a été signalée par M. Gladstone chez Homère[2]. « Il est, dit M. Helmholtz[3], une loi générale pour toutes les perceptions par les sens ; c’est que nous ne faisons attention à nos sensations que si elles peuvent nous servir à reconnaître les objets extérieurs. Sous ce rapport, nous sommes tous, plus que nous ne le pensons, partisans de l’utilité pratique. Nous avons l’habitude d’ignorer toutes les impressions qui n’ont pas un rapport direct avec les objets extérieurs ; nous ne nous en occupons que dans des recherches scientifiques sur l’activité des sens, et dans des maladies pendant lesquelles nous dirigeons davantage nos observations sur les phénomènes de notre corps. Que de personnes voient pour la première fois nager dans leurs yeux de petits grains, de petites fibres, qu’on appelle des mouches, lorsqu’elles sont atteintes d’une légère inflammation des yeux. Elles se

  1. Beaucoup d’enfants sont aussi dans ce cas ; entre autres, ceux d’un de mes amis.
  2. Quarterly Journal of Science, juillet 1878, p. 289.
  3. Causes physiologiques de l’harmonie musicale, conférence faite à Bonn, et reproduite dans Le son et la musique, p. 194.