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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/527

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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

ces entités qu’un réalisme grossier regarde comme de pures abstractions. » Mais cette subordination de l’individu à la société se fait au détriment comme à l’insu de l’individu c’est une duperie de la nature dont le secret nous échappe, car, si nous le savions, nous refuserions de nous laisser tromper. « La religion (M. Renan pense de même de la moralité) est dans l’humanité l’analogue de l’instinct maternel chez les oiseaux, le sacrifice aveugle à une fin inconnue, voulue par la nature, chose absurde en soi, bonne pour ce que veut la nature, vraie par conséquent et sainte avant tout. » « Nous sommes dupés savamment par la nature en vue d’un but transcendant que se propose l’univers et qui nous dépasse complètement. Nous sommes exploités » De là ces paroles ironiques « Ô le bon animal que l’homme ! Comme il porte bien son bât ! »

Est-il donc vrai qu’une connaissance adéquate des conditions de la vie sociale ne puisse conduire à un art souverain de l’action, à une morale, comme la connaissance adéquate des lois physiques enfante les arts inférieurs ? Sommes-nous exploités par la nature au point que la science doive nous détromper de la vertu et que le dévouement n’apparaisse plus aux yeux des philosophes éclairés que comme une naïveté ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Remarquons d’abord que le sacrifice pur, sans aucune compensation, d’un intérêt personnel, et surtout le sacrifice entier de soi-même n’est pas exigé tous les jours. Les philosophes d’autrefois n’étaient satisfaits que quand ils avaient poussé toutes leurs idées à l’absolu, c’est-à-dire à l’extrême. C’est ainsi qu’ils ont fait reposer toute la morale sur ce paradoxe du devoir pur, du sacrifice absolu, scandale de la sensibilité, qui demande à un être vivant de placer son bien dans sa propre souffrance et dans sa propre destruction. Somme toute, dans la plupart des cas, l’accomplissement du devoir est conforme à nos intérêts. La société est organisée de telle sorte que ce que nous faisons pour elle nous est rendu avec usure sous une forme ou sous une autre. N’aurions-nous que l’applaudissement de quelques hommes de bien ou même la satisfaction permanente de notre conscience pour nous récompenser, tant que nous avons une conscience, c’est-à-dire tant que notre éducation morale n’est pas effacée, tant que nous attachons quelque prix aux éloges de nos semblables, — et ne devient pas qui veut insensible à leur jugement, — nous serions presque toujours payés de nos peines et remboursés de nos avances. Mais des avantages positifs suivent le plus souvent l’observance de la sagesse et le plus large concours prêté par chacun dans sa sphère à l’œuvre commune. En sorte que, s’il arrive à un petit nombre de s’apercevoir qu’ils sont poussés par des instincts à