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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/561

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ANALYSES. — E. KRANTZ. L’esthétique de Descartes.

Histoire cartésienne. Mais, si quelques parties de ce parallèle intéressant entre une grande philosophie et une grande littérature nous semblent dignes d’éloges, il y a des vues arbitraires, des rapprochements forcés ou superficiels qui prêtent à plus d’une critique.

Le grand tort de M. Krantz est d’avoir forcé sa thèse au point de la compromettre. Partout dans les auteurs et les théoriciens classiques du grand siècle, dans tous les détails, dans tous les genres, dans tous les préceptes, et non pas seulement dans l’esprit et les caractères généraux, il a voulu nous contraindre à voir l’influence de Descartes. Rien, en poésie et en prose, qui ne doive s’expliquer par Descartes ; il est en tout, il est partout, non seulement dans les tragédies, dans les comédies, dans les ouvrages de morale, mais dans les portraits, dans les sonnets et dans les comptes de fées. Nulle autre influence du passé ou du présent, de la tradition, ou tout simplement du goût et du bon sens naturel, ne vient se placer à côté de la sienne. Par là, comme nous allons le voir, il se jette dans des embarras dont il a peine à se retirer, malgré bien des subtilités, malgré même quelques véritables tours de force. De là encore des contradictions, des sortes d’antinomies qui n’existent que du point de vue où il s’est placé et qu’il se condamne à résoudre avec plus ou moins de peine et de bonheur. Un des grands traits de la littérature classique est l’imitation, le culte des anciens. D’un autre côté, la réaction contre l’antiquité, le mépris des anciens est un des caractères que tous jusqu’à présent ont attribués à Descartes et à son école, Comment faire dériver l’un de l’autre, ou mettre en harmonie deux caractères si opposés ? La contradiction semble ici absolue ; mais, selon M. Krantz, elle n’est qu’apparente. Pour le prouver, il est obligé de nier une des tendances les plus manifestes de Descartes et de ses disciples, puis de faire intervenir hors de propos la raison universelle ou les idées innées auxquelles pour se tirer d’affaire il fait, nous le verrons, plus d’un recours illégitime. Il est faux, selon lui, que Descartes ait méprisé les anciens, ce qu’il prétend prouver par un certain nombre de textes tirés des Réponses aux objections et des lettres où Descartes, soit par égard et complaisance pour quelques-uns de ses correspondants, soit par prudence ou par politique, pour atténuer et dissimuler le caractère novateur et en quelque sorte évolutionnaire de sa doctrine, se défend plus ou moins franchement du reproche de nouveauté en philosophie. M. Krantz allègue même son respect pour l’antiquité sacrée, qui n’a rien à faire ici et qui se confond avec la distinction, dans laquelle Descartes demeure toujours si ferme, des vérités révélées et de celles de la raison. Mais combien d’autres textes, et bien autrement décisifs, ne peut-on opposer à ceux-là, non seulement dans Descartes lui-même, mais dans toute son école, et surtout dans Malebranche, qu’il aurait bien dû consulter et mettre à profit plus qu’il ne l’a fait pour apprécier l’influence de la philosophie cartésienne sur la critique littéraire ? Homère lui-même, dans cette réaction contre l’autorité des anciens, n’est pas mieux traité qu’Aristote et la scolasti-