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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

voulons y regarder de près, ce que nous voyons dans l’histoire des lettres et des arts, comme dans l’histoire proprement dite.

On a beaucoup parlé des entraînements d’Alfred de Musset. Mais, à côté d’eux la critique a toujours vu le ferme et lucide bon sens qui soutenait ses fantaisies les plus légères, et M. Nisard a pu dire, sans paradoxe, que cet enfant du dix-neuvième siècle le plus troublé, était, sur les points essentiels de la poésie, demeuré de l’école de Boileau. Chez Napoléon Ier, que d’excès, et pour rappeler le mot du moraliste, qui semblera ici bien indulgent, que de défauts ! Que de violences particulièrement, et que de mépris pour les autres hommes ! Quel dédain de leur vie, de leurs intérêts et de leurs droits ! Quel abandon sauvage à ses caprices et à ses convoitises les plus insensées, dissimulé sous une ostentation plus ou moins sincère de fatalisme ! Mais qu’est-ce avant tout que Napoléon Ier ? Un grand guerrier ! Car M. Thiers avoue lui-même le délire de sa politique. Or la volonté bien arrêtée de ne calculer ni l’énergie ni la justice des résistances, de ne tenir aucun compte ni des traditions populaires, ni des lois économiques, voilà bien la source principale de ses illusions et de ses folies. Mais retrouve-t-on rien de pareil dans l’organisation de ses campagnes et dans la conduite de ses batailles ? On sait au contraire que jamais capitaine ne mit autant de soin à tout embrasser, à tout connaître, pour discerner longtemps d’avance « le point précis où il fallait frapper pour qu’un coup décisif emportât tous le reste[1] », à ne jamais mépriser son adversaire, tout en l’amenant à commettre des fautes, à toujours prévoir une défaite possible et à se ménager une retraite, enfin, pour répéter ses propres expressions[2], « à profiter de tout, à ne rien négliger de ce qui pourrait lui donner quelques chances de plus. » Mais cette division qui s’opère ainsi dans un même homme entre son génie et ses faiblesses, d’où vient-elle ? Et comment comprendre exactement une telle anomalie ? Voici une autre maxime de La Rochefoulcauld[3], qui nous l’explique en deux mots profonds : « Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertus que les âmes communes, mais seulement celles qui ont de plus grands desseins. » Voilà toute la vérité. Espérer que les grands hommes n’auront point de passions, point de défauts, est le fait d’une admiration naïve que notre nature, en somme, ne mérite pas. Attribuer la supériorité des hommes de génie à la violence de leurs instincts, c’est rabaisser cette même nature à outrance ; c’est injustement

  1. Lanfrey.
  2. Dans une lettre à Metternich, citée par M. Jung.
  3. Édition citée, p. 264.