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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/593

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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

comme nécessaire, et le vrai peut devenir faux… Il suit de là que la nécessité n’accorde point de moyens pour discerner le vrai du faux ; chacun de nous pense et juge comme il doit penser et juger[1]. » — « Nie-t-on la liberté, répète à son tour M. Delbœuf, il n’y a plus de bien ni de mal, de vérité ni d’erreur, partant plus de science ; tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est indifféremment légitime ; l’opinion qui se pose comme le champion de la liberté vaut tout autant que celle qui la combat… Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps qu’il nie la liberté[2]. »

MM. Renouvier, Secrétan et Delbœuf ne songent pas que nos opinions, fussent-elles nécessaires pour nous au moment même où nous les avons, ont toujours un double contrôle : les faits mêmes d’expérience et les lois de la logique, en d’autres termes les nécessités du dehors et les nécessités fondamentales du dedans. Si j’ai prédit une éclipse pour telle heure et que l’éclipse n’ait pas lieu, j’aurai beau me dire que mon erreur a été produite par des causes nécessaires, je n’en reconnaitrai pas moins que c’était la nécessité d’une erreur, non d’une vérité. De plus, si je vérifie mes calculs et que j’y découvre, par exemple, une faute d’addition, j’y reconnaîtrai fort bien une violation des nécessités fondamentales de la pensée, quoique cette violation ait été amenée par des nécessités accidentelle : distraction, confusion, fatigue cérébrale, etc. « Une erreur nécessitée, prétend M. Delbœuf, n’est pas une erreur ; par exemple, si les anciens devaient fatalement juger la terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle n’était pas immobile : car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la pensée[3] ? » Avec ce raisonnement, on pourrait croire aussi que le bâton qui tout à l’heure me paraissait nécessairement courbé dans l’eau l’était en effet et s’est redressé dans l’intervalle, car « pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la perception ? » — Mais nous ne savons pas où M. Delbœuf a vu que les lois de la pensée soient changeantes pour le déterministe. N’est-ce pas au contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le caprice dans la pensée et dans la science ? Serons-nous plus assurés que la terre était immobile du temps des anciens, si c’est librement qu’ils l’ont crue immobile ? Ne connaissons-nous pas et les vraies lois qui font nécessairement tourner la terre, et les vraies lois qui produisent nécessairement l’apparence du mouvement solaire, et les vraies lois qui ont rendu nécessaire la découverte de cette illusion ? L’indéterminisme

  1. Renouvier, Essais de critique générale, Psychologie, t.  II, pp. 58 et 343.
  2. Revue philosophique, nov. 1881, p. 519.
  3. P. 611.