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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

de ne pas répondre immédiatement à l’excitation qui le sollicite, et de retarder le moment où il déploiera la force qui est en lui emmagasinée à l’état de tension. Par ce retard, il n’engendre évidemment pas de force ; il laisse seulement l’univers marcher dans l’intervalle et se disposer autrement. » Rien que cela ! En d’autres termes, il se soustrait à l’ensemble des forces de l’univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel mouvement ; il ne répond pas actuellement à l’excitation qui sollicite actuellement tel effet déterminé ; et, pour produire dans le monde un tel hiatus, M. Delbœuf croit qu’il n’y a pas besoin « d’engendrer de la force » ! Il faut seulement se mettre à part de l’univers et lui dire : Marche ! moi, je reste immobile[1].

Si le principe de la conservation de l’énergie est vrai, on peut appliquer au changement de temps ce que M. Delbœuf dit lui-même contre le changement de direction imaginé par Descartes. — Pour passer d’une trajectoire à l’autre, dit M. Delbœuf, il est clair qu’il faudrait, au moment où le mobile est poussé sur la voie de droite, contrecarrer son action par une impulsion dirigée d’une certaine façon et ayant une certaine intensité. Le principe de la composition des forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu’on veut lui donner, et d’une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu’il a prise. La prétendue action du « principe directeur » admis par Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq (que M. Renouvier approuve), « a donc eu pour résultat de détruire cette résultante. En d’autres termes, la somme de l’énergie universelle n’est pas la même dans un cas et dans l’autre[2]. » — Ce même argument peut se retourner contre M. Delbœuf. S’il tombe dans un précipice, il est clair qu’il ne pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans créer une force capable de contrebalancer la pesanteur ou sans anéantir la force de la pesanteur. De même, si l’abime où quelqu’un roule est celui dont parlent les moralistes quand ils parlent du vice et des passions de toute sorte, un changement de temps impliquera une dépense de force et, pour être libre, une création ou une annihilation de force.

  1. « Le repos, dit encore M. Delbœuf, n’exige à coup sûr aucune dépense de force locomotrice. » Oui, mais la force se dépense d’une autre manière. « Quand je ne marche pas, je ne me fatigue pas à marcher. » Non ; mais vous vous fatiguez à penser, peut-être à vouloir ; si par exemple vous restez assis en face d’un ennemi qui vous menace, Vous vous fatiguez plus à rester en apparence immobile qu’a marcher. En aucun cas l’inaction n’est complète et n’est un rien.
  2. P. 477