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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/617

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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

par la pensée la nature entière dans son passé et dans son avenir. » M. Delbœuf soutient, en de fort belles pages, qu’une goutte d’eau (comme la monade de Leibnitz) reflète l’univers : la considération d’une seule de ses parties constitutives pendant un temps fini donne la forme intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l’attraction ; la terre donne le système solaire, le système solaire donne le monde entier, et le monde présent est gros de l’avenir comme du passé[1]. De ce principe M. Delbœuf croit pouvoir tirer cette conséquence importante, que la trajectoire d’aucun des points d’un système soumis à un ensemble de forces initiales et constantes (c’est l’hypothèse du mécanisme universel) ne peut se composer de parties de lignes d’équations différentes, ou en un mot ne peut être discontinue. Si dans une certaine étendue finie cette trajectoire est réellement et objectivement une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite, on peut être certain que la figure entière est une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delbœuf appuie sa démonstration, au fond, sur le principe de raison suffisante. Ce point mobile que l’on considère décrit pendant un temps une ligne déterminée ; les forces qui le déterminent se font donc équilibre d’une certaine façon, et sa trajectoire est la résultante de cette action ; or, où serait la raison suffisante, « la cause d’un changement quelconque qui viendrait affecter la trajectoire après ce temps fini[2] ? » Si donc le changement d’un arc de cercle réel en réelle ligne droite se produit, s’il y a des mouvements discontinus en vérité et en réalité, ce sera, selon M. Delbœuf, la preuve qu’une cause différente des causes initiales de l’univers est intervenue, et cette cause sera (disons plutôt pourra être) la liberté.

Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement la réalité du libre arbitre, qu’à démontrer la réalité des mouvements discontinus. Ici, M. Delbœuf prend son crayon, et ce crayon va résoudre le problème sur lequel se sont consumés les métaphysiciens. « Voici : Je prends mon crayon, je trace une ligne droite, je m’arrête ; puis un peu plus loin je décris un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l’attribuer aux seules forces initiales qui ont dirigé

  1. Ici encore, il y aurait bien des doutes à élever. Est-il certain que la résultante suffise toujours à révéler les forces composantes ? 20 peut être le produit de 10 + 10, de 5 + 15, de 18 + 2 ; qui me dira laquelle de ces solutions est celle de la réalité ? Peut-être y a-t-il plusieurs combinaisons possibles dont le monde actuel est le résultat possible. Mais nous n’insisterons pas sur ces doutes, parce que nous nous défions des spéculations sur les possibles et sur les indéterminés ; probablement, la réalité concrète n’admet pas plusieurs formules possibles ni des indéterminations ; tout cela est un résultat de notre ignorance.
  2. M. Delbœuf oublie ici l’efficacité dont il a plus haut doté le temps.