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plus qu’un enfant de dix ans. Quand le duc du Maine l’épousa et qu’il eut à choisir entre les filles non encore mariées de M. le Prince, il se décida pour celle-ci, sur ce qu’elle avait peut-être quelques lignes de plus que son aînée. On ne les appelait pas les princesses du sang, mais les poupées du sang. »

Voilà donc une phase où les éléments psychologiques se dissocient, pour ainsi dire, et où chacun prend ce caractère excessif, maladif, presque monstrueux que prend si aisément toute énergie, quand elle rompt la discipline indispensable à la santé de tout organisme. Devons-nous croire par analogie que ces éléments se sont réunis d’eux-mêmes dans l’évolution ascendante qui a préparé le grand homme, comme ils se séparent d’eux-mêmes dans l’évolution descendante qui le suit ? Sans doute, cette comparaison nous aide à mieux comprendre la complexité des éléments du génie et à les attribuer, comme nous l’avons fait, pour une bonne part, à la complexité des influences ; mais former, organiser, consolider un tout harmonieux, e peut être un acte aussi simple, un travail aussi facile que ceux qui laissent un tout se désorganiser et se dissoudre. Lorsqu’une armée se met en déroute, elle va vite, singulièrement plus vite qu’elle n’avait marché dans son travail de formation. On sait qu’Aristote a comparé quelque part le monde de nos idées à une armée pleine de fuyards qui se dispersent çà et là : parfois un fuyard s’arrête, d’autres l’imitent et se groupent autour de lui ; c’est une troupe nouvelle, capable de résistance et d’action, qui se reconstitue ; mais les tendances, les passions des hommes, non moins que leurs idées, n’ont que trop de pente à se précipiter chacun de leur côté, n’écoutant que leurs exigences, cherchant à droite et à gauche, saisissant sur leur passage et au hasard, des satisfactions faciles, éphémères et contradictoires. Toutes les fois que la nature ou la pensée s’achemine à un type d’existence ou d’action sain et régulier, à plus forte raison puissant et beau, qu’on soit donc bien convaincu qu’il y a là une force triomphant de certaines résistances et se dirigeant vers un certain but. Mais nous sommes ici dans une région intermédiaire, toute remplie d’éclairs éblouissants et de ténèbres, où la nature et la pensée travaillent de concert. Nous avons essayé d’apercevoir la part de la première. Comment, avec quel degré de réflexion et de liberté, la seconde va-t-elle ainsi au but aimé et désiré qui fait l’unité de son action ? Nous ne pouvons encore aborder de front cette vie intime et ces démarches du génie : Nous devons d’abord étudier, par le dehors, comment le grand homme se comporte à l’égard du milieu dans lequel il apparaît et où il se meut. Ce sera l’objet de notre prochaine étude.

(À suivre.)
Henri Joly.