Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
revue philosophique

Un objet est devant mes yeux, qui m’apparaît comme étendu. Analysons l’idée que je m’en fais. Je le conçois comme formé d’un certain nombre de parties, que je perçois toutes ensemble et qui me semblent coexister. Mais ce n’est pas tout : la simple coexistence de plusieurs choses ne me donnerait encore que la notion d’une existence complexe, d’une multiplicité ; pour que cette multiplicité m’apparaisse comme une étendue, il faut de plus que les divers éléments qui la composent m’apparaissent comme extérieurs les uns aux autres, comme situés à côté les uns des autres, en un mot comme juxtaposés. La notion d’étendue comprend donc les deux notions de coexistence et de juxtaposition, que nous allons étudier l’une après l’autre.

Pour qu’un objet m’apparaisse comme formé de parties coexistantes, il faut que j’éprouve à la fois un certain nombre de sensations. Ces sensations doivent être distinctes, car autrement elles ne formeraient véritablement qu’une sensation, et ne me pourraient donner l’idée de coexistence, ni par conséquent d’étendue. Ainsi, quand je tiens mon regard fixé sur un point du ciel, toutes les parties de ma rétine me donnent à peu près la même sensation, et je n’ai pas conscience de voir une surface bleue, mais simplement de voir bleu. J’ajoute que ces sensations doivent être homogènes ; autrement, je ne songerais pas à en former un tout. Ainsi ma main me paraît être un objet étendu, parce que les parties distinctes qui la composent ont à peu près la même couleur ; cette table me paraît aussi étendue, parce que ses diverses parties ont à peu près la même nuance noire ; mais j’aurai quelque peine à concevoir la surface de ma main et la surface de cette table comme formant une seule surface. Cela ne me sera possible que si, par un effort d’abstraction, je néglige leurs différences pour ne considérer que leurs caractères communs. — En ceci, la conception de l’étendue est tout à fait analogue à l’acte de la numération. Pour compter des objets, il faut que je les distingue les uns des autres, et en même temps que je considère en eux leurs caractères communs, que je les réduise pour ainsi dire à un même dénominateur. Je vois plusieurs chevaux dans un pré ; ils diffèrent entre eux d’attitude, de couleur, de forme ; mais je les ramène à l’unité de l’espèce, et je dis : Il y a là tant de chevaux. S’il y a dans pré des chevaux et des bœufs, je puis encore les compter ensemble, en les ramenant à l’unité de genre ou tout simplement en les considérant tous également comme de gros animaux. Mais je ne songerai pas à additionner des, chevaux et des oiseaux, des arbres et des brins d’herbe, des pièces de monnaie et des jours ; bien que cela soit encore possible à force d’abstrac-