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de la rétine, ou bien encore assez rapprochées pour ne pas donner à la peau deux sensations distinctes ; alors en effet il est évident qu’il ne peut y avoir aucun intervalle entre mes sensations. Mais je dirai plus, quand bien même mes sensations se succéderaient réellement d’une manière discontinue, leur succession n’en offrirait pas moins l’apparence de la continuité : en effet, l’intervalle qui les séparerait, n’étant rempli par aucune sensation, n’existerait pas pour nous ; entre un état de conscience et le suivant, il n’y aurait encore aucun intervalle perceptible. Figurons-nous que de temps à autre nous perdions absolument conscience de nous-mêmes : nous ne pourrons mesurer la durée de ces intervalles d’anéantissement, nous ne pourrons même en soupçonner l’existence, et nous croirons avoir pensé toujours. De même, s’il y avait dans notre rétine un certain nombre de fibres absolument inertes, le champ visuel ne nous en paraîtrait pas moins uniformément coloré. (C’est ce qui arrive en effet pour une partie relativement considérable de la rétine, le punctum cæcum ; bien qu’il rompe réellement la continuité de la vision, il ne nous apparaît pas comme une tache obscure dans le champ visuel ; il ne nous donne même pas la sensation d’un vide, d’une lacune ; il n’existe pas pour nous).

En comparant les deux analyses que je viens de faire, on pourra remarquer une chose : c’est que j’attribue à des causes toutes différentes la formation des idées de coexistence et de juxtaposition. Selon moi, pour que les diverses parties de l’objet étendu nous paraissent coexistantes, il faut que nous les percevions simultanément ; et, d’autre part, elles ne nous paraîtraient pas extérieures les unes aux autres, si nous ne les percevions pas successivement. Il nous faut résoudre cette contradiction apparente, et montrer comment les mêmes sensations peuvent nous apparaître à la fois comme successives et comme simultanées. — Soit la série de lettres A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, etc. Je suppose que je les regarde à travers une carte percée d’un petit trou, de manière à n’en pouvoir apercevoir qu’une seule à la fois. Dans ces conditions, elles ne pourront m’apparaître que l’une après l’autre. Mais, quand j’aurai promené plusieurs fois ma carte de droite et de gauche, quand j’aurai vu les mêmes lettres m’apparaître en série directe quand je me dirige vers la droite et en série inverse quand je me dirige vers la gauche, mais toujours dans le même ordre, je n’aurai pas grand effort d’intelligence à faire pour comprendre qu’en réalité elles doivent être imprimées à côté les unes des autres sur cette feuille de papier, et que, si elles semblent ainsi se succéder pour moi, c’est parce que je ne puis les observer que l’une après l’autre. Ainsi, tout en continuant de les regarder