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vant ces images nous les supposons simplement projetées sur une surface quelconque.

Telle serait l’apparence des objets, au cas où pour les percevoir nous serions placés à un point de vue unique et invariable. Mais leur apparence réelle est bien différente, parce qu’en fait nos perceptions visuelles ne sont pas obtenues dans des conditions aussi désavantageuses. Je puis regarder un objet de mes deux yeux à la fois, ce qui me le fera voir en relief ; car je percevrai ainsi non seulement sa moitié antérieure, celle qui est tournée de mon côté, mais encore une partie de sa moitié postérieure. Si cette double intuition ne suffit pas encore, je la compléterai en portant ma tête de côté et d’autre de façon à déplacer sans cesse mon point de vue ; je ferai, s’il le faut, le tour de l’objet. De la sorte, je me rendrai compte de la façon dont chacune de ses parties est disposée par rapport aux autres. Unissant ensuite dans mon imagination ces intuitions diverses, je me représenterai l’objet non plus en perspective, mais en géométral. Au reste, il ne m’est pas toujours nécessaire, pour percevoir la forme réelle d’une figure, d’exécuter des opérations aussi nombreuses ; bien souvent, il me suffit d’une simple rectification de perspective. Pour constater par exemple qu’une figure, qui me paraît elliptique quand je la regarde de côté, est en réalité un cercle, je n’aurai qu’à mieux choisir mon point de vue et à venir la regarder de face.

On a prétendu pourtant que le toucher seul pouvait nous faire percevoir la forme réelle ou géométrale des corps. Nous venons de voir que c’était une erreur. Mais comment expliquerons-nous que cette erreur ait pu s’établir ? Elle provient de ce que la théorie du toucher a été beaucoup mieux faite que celle de la vue ; et cela même tient à ce que la vue est en nous beaucoup plus perfectionnée que le toucher. La raison peut sembler étrange ; elle est naturelle cependant. Les organes du toucher sont comme un instrument grossier dont il est commode de se servir au début, car leur maniement exige peu d’expérience et d’habileté ; aussi voyons-nous que nous nous servons presque exclusivement de ce sens dans les premiers temps de notre existence. Mais plus tard nous le délaissons pour la vue, qui nous donne des indications beaucoup plus promptes et plus nettes, et dont le mécanisme merveilleux fait un véritable instrument de précision. En sorte que, dans l’état actuel de notre connaissance, les perceptions tactiles sont bien inférieures aux perceptions visuelles : nous y retrouvons les gaucheries, les tâtonnements du début. À vrai dire, elles sont aujourd’hui ce qu’elles étaient dans notre première enfance, et ainsi il nous est beaucoup plus facile de retrouver