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tout ce que publiaient ses plus illustres contemporains, les Reuchlin, les Erasme, les Mélanchton, les Marsile Ficin, les Pic de La Mirandole les Lefèvre d’Etaples ; il s’en nourrissait avidement, et il en tirait la substance soit de ses propres écrits, soit de son enseignement quand il était appelé à monter dans une chaire. Il y joignait une exposition brillante, une dialectique acérée, un habile quoique dangereux mélange de mouvements oratoires et de traits satiriques. Son charlatanisme même était du moins sans bassesse. Il était naturellement fier, et il a donné des preuves constantes du plus rare courage. À Metz, déjà suspect aux défenseurs attitrés de l’orthodoxie, il les brave en prenant publiquement la défense d’une pauvre femme accusée de sorcellerie, et il réussit à la sauver du bûcher. Dans les Pays-Bas, au plus fort des difficultés de toutes sortes que lui avaient suscitées l’intolérance des théologiens, la jalousie des médecins et le mauvais vouloir de la petite cour de Malines, il s’engage dans une nouvelle querelle au profit d’un ami, accusé, comme il l’avait été de lui-même, de pratiquer la médecine sans titre légal. Lorsqu’il a à se défendre lui-même, il n’a aucun ménagement, non seulement pour ses adversaires déclarés, mais pour ses protecteurs, s’il les soupçonne de quelque tiédeur. Son Apologie contre les théologiens de Louvain n’est qu’une longue et audacieuse invective. Ses réclamations à la reine mère de France et à la gouvernante des Pays-Bas pour le paiement de ses appointements sont pleines de menaces plutôt que de supplications.

Rien n’est plus remarquable que son attitude à l’égard du clergé. Il y compta, jusque dans ses plus mauvais jours, de puissants protecteurs, l’évêque de Liège, l’archevêque de Cologne, le légat même du pape dans les Pays-Bas ; mais jamais il n’acheta leur appui par aucun désaveu de ses doctrines les plus hardies, par aucune atténuation du langage amer et violent dont il ne cessait de poursuivre les abus de l’Église. Il est surtout impitoyable pour les moines de tout ordre et de tout habit, pour ce qu’il appelle ironiquement « la chose sacro-sainte, le divin capuce ». Il brave en face l’Inquisition. Il fait publiquement et à plusieurs reprises l’apologie de Luther, qu’il appelle l’ « hérétique invaincu ». Et son courage lui fait d’autant plus d’honneur qu’il prétend rester fidèle à la foi catholique, qu’il continue d’habiter des pays catholiques et qu’il n’a jamais recherché l’appui des princes luthériens. Il garde fermement une position dépendante entre Luther et ses adversaires, avec une sympathie et une admiration manifestes pour le premier, mais sans adhésion d’aucune sorte à ses doctrines. Erasme avait su prendre une position semblable, mais il y apportait plus de prudence et il reprochait à Agrippa sa témérité.

La personne d’Agrippa, malgré tous ses défauts, reste donc très digne d’intérêt. Ses ouvrages ne le sont pas moins. Sa correspondance, où M. Prost a puisé les principaux matériaux de la lumineuse étude qu’il lui a consacrée, contient, sur l’état des mœurs et le mouvement des idées dans la première partie du xvie siècle, des renseignements d’au-