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d’un éléphant en gaieté.. Mais le monstre s’éloigne, et le bruit de sa folle course se perd graduellement[1].

On le voit, le timbre du gros instrument, employé comme il l’est dans ce passage, prend un caractère marqué, individuel à tel point que, faute de pouvoir l’imputer à la personne humaine, Berlioz forge un individu étrange auquel convienne cette étrange voix. Que ceux qui me lisent aillent entendre la symphonie en ut mineur et écoutent avec attention le milieu du scherzo, j’affirme, pour en avoir fait l’expérience, que leur imagination musicale enfantera quelque monstre capable de chanter à peu près comme le monstre de Berlioz.

Considérons maintenant la harpe. C’est aussi un instrument à cordes, mais fort différent. Je ne le rapproche de la contrebasse qu’à cause de l’évidente impossibilité où je suis d’y reconnaître la voix de l’homme. La harpe n’aurait-elle donc ni timbre ni voix ? Loin de là ; elle possède un timbre admirable et une voix d’essence supérieure. Certes, plus d’une qualité lui manque : pas plus que le piano, elle ne tient et prolonge la note ; ses cordes une fois montées et mises au point, le virtuose n’en modifie plus la longueur et n’en redresse pas les faussetés, ainsi qu’il est loisible de le faire sur les instruments à archet. Et pourtant la harpe, quand un maître en joue, est un instrument qu’on n’hésite pas à nommer divin, tout au moins céleste. Je m’attends à ce que les amateurs passionnés d’arguments historiques m’allèguent le passé mythologique, biblique, égyptien, traditionnel enfin de la harpe. Je ne fais point fi de ce passé. Toutefois, dans l’antiquité, c’est une raison psychologique qui a donné naissance aux formes diverses de la cithare, du luth, de la lyre, du kinnor. Cette raison, si les textes ne la fournissent pas, cherchons-là ailleurs. Or le caractère de la harpe réside avant tout dans la merveilleuse sonorité du timbre ; qui est pur, brillant, cristallin, délicat, féerique, sur les cordes de la dernière octave supérieure, voilé, mystérieux, vraiment beau sur les cordes inférieures, à l’exception de celles de l’extrémité grave[2]. Il nous paraît ainsi plus qu’humain. Mais il y a autre chose. Fussiez-vous assis à quelques mètres seulement du harpiste, les sons qu’il tire des cordes vous sembleront toujours descendre de haut ou venir de loin, et vous direz malgré vous : C’est de la musique angélique, séraphique. Cette im-

  1. Berlioz a remarqué et noté que dans la scène infernale d’Orphée, Gluck a employé les contrebasses pour exprimer le hurlement affreux de Cerbère rugissant. Il ajoute que ce rauque aboiement est l’une des plus hautes inspirations de Gluck. — Grand traité d’instrumentation, p. 55.
  2. Berlioz, Grand traité d’instrumentation, page 75.