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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

des combinaisons instables qui, en se défaisant, manifestent la vie, la sensibilité et la pensée.

Or quel peut bien être matériellement le produit de la résolution d’une combinaison instable ?

On vient de le voir, toute transformation, dans quelque sens qu’elle s’effectue, consomme du travail, c’est-à-dire qu’elle se fait infailliblement aux dépens d’une certaine quantité de la transformabilité disponible. Elle aboutit donc toujours à remplacer du transformable par de l’intransformable, ou, si l’on veut, de l’instable par du stable. Ces termes de transformable et d’intransformable, d’instable et de stable sont pris évidemment dans un sens relatif. Cela veut dire uniquement que pour rendre à l’intransformable de la transformabilité, à du stable de l’instabilité, il faudra échanger une autre somme plus grande de transformable ou d’instable contre de l’intransformable ou du stable. C’est ainsi que, pour remonter un poids qui a descendu, il me faut faire descendre un poids plus lourd. Le travail, en un mot, n’est autre chose qu’un établissement partiel d’équilibre, — et toute source de travail sera tarie, du jour où l’équilibre universel sera atteint. C’est ainsi qu’on ne pourra plus remonter aucun poids quand toutes les masses seront au plus bas. Alors l’immobilité seule règnera silencieuse et morne.

Il n’y a donc de transformable que ce qui est instable en une certaine mesure. Si l’eau et l’acide carbonique étaient absolument indécomposables, tout l’oxygène, tout l’hydrogène et tout le carbone de l’univers finiraient par être retirés de la circulation sous la forme libre que nous leur connaissons aujourd’hui.

Et quand je dis libre, c’est encore dans un sens abusif. En réalité, les atomes ne sont libres qu’à l’état naissant, comme s’expriment les chimistes. Si l’oxygène ne s’unit pas avec l’hydrogène ou le carbone à la température ordinaire, c’est que ses atomes sont accrochés les uns aux autres avec une certaine force. La chaleur rompt les attaches, et c’est quand ces attaches sont rompues que la combinaison peut avoir lieu. En d’autres termes, la constitution de l’oxygène atmosphérique est le résultat d’une chute des atomes d’oxygène les uns sur les autres. Si on les sépare en présence de l’hydrogène et du carbone, ils se précipitent, pour ainsi dire, de plus haut sur ces corps, et par conséquent l’effort à faire pour les reporter à leur point de départ doit être plus grand. Tel est le fondement de l’axiome chimique : Corpora non agunt nisi soluta. Et puis, n’est-ce pas l’eau qui fait germer les plantes et revivifie, en général, les organismes paralysés par la sécheresse ? C’est pourquoi aussi les corps sous une forme compacte sont moins attaquables que sous une forme