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FOUILLÉE. — causalité et liberté

vement. Mais, sous la pensée et le mouvement, sous la logique et la mécanique, il y a quelque chose de plus profond : le plaisir et la douleur, fond de toute sensation. La plupart des psychologues, avec Wundt, en font à tort un dérivé. Leur intellectualisme confond les conditions de l’intelligence avec celles de la sensibilité et de la conscience immédiate. L’action réflexe elle-même n’est que le côté extérieur de la sensibilité intérieure au plaisir et à la peine. C’est parce que je suis sensible qu’à une irritation du dehors correspond immédiatement une contraction de mes muscles ; l’émotion a pour corrélatif la motion. Je ne suis cause de mouvements, au sens empirique du mot cause, que parce que je suis susceptible de sentiments agréables ou pénibles. Je ne meus que pour conserver le plaisir et écarter la douleur. Aussi le problème de la causalité ne s’est-il posé d’abord que sous une forme émotionnelle, plutôt qu’intellectuelle. « J’éprouve telle émotion, quel mouvement faut-il causer ? Je souffre, que faut-il faire ? » Ainsi peut se traduire, en termes abstraits, l’acte réflexe de tout être vivant. C’est une causalité essentiellement pratique, portant tout entière sur les relations du mouvement avec le plaisir ou la douleur, ou, physiologiquement, sur les relations des muscles et des nerfs. La causalité spéculative, et avec elle la pensée scientifique, ne commence que plus tard en présence d’un objet, elle ne dit plus que faire ? elle dit : qu’est-ce ? Mais cette question, en apparence si spéculative et si désintéressée, revient encore à ceci : qu’est-ce que cet objet pourrait me faire sentir, et par quel mouvement pourrais-je répondre ? Peu à peu, nous éliminons le plus possible de notre moi, de notre sensibilité ; au lieu de cette succession particulière : — sensation et mouvement, émotion et motion, — nous finissons par ne plus considérer que la succession en général, la succession des sensations possibles ou des mouvements possibles pour les autres comme pour nous. Au lieu de la causalité primitive, qui est physiologiquement le rapport de l’irritabilité à la contractilité, psychologiquement le rapport de l’émotion à la motion, la science considère la causalité dérivée, qui n’est qu’un extrait de nos états de conscience distingués et classés dans le temps et dans l’espace. Le logique et le mécanique ne sont donc pas, comme le croit Wundt, le fond du sensible ou du sentiment ; c’est au contraire le sensible qui est le fond du logique et du mécanique.

Les seuls principes directeurs de la connaissance scientifique sont ceux dont nous venons de montrer l’origine dans notre constitution mentale comme êtres sentants : l’axiome d’identité et le principe des lois ou successions uniformes. Tous les autres prétendus « axiomes de la raison », mis en avant par les philosophes, ne sont