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montrer l’absurdité de phénomènes déterminant tout à coup entre eux un nouveau mode de cohésion[1].

Si, dans la métaphysique de Platon, de Descartes, de Spinoza, de Leibnitz, de Kant, il n’est pas absurde, mais simplement contraire à la causalité empirique de supposer un changement d’un instant à l’autre, c’est précisément parce que ces philosophes, à tort ou à raison, admettent sous les phénomènes un noumène quelconque, une substance, un moi réel qui ne serait ni un phénomène, ni une simple « série » de phénomènes, ni une simple « loi » de phénomènes, mais une cause supérieure et transcendante ; si, à leurs yeux, ce qui est au moment A peut changer au moment B, c’est qu’il y a un troisième terme C auquel on peut attribuer le changement. Mais supposons, avec le phénoménisme, qu’il existe

  1. À chaque moment, selon M. Renouvier, la volonté peut sans doute vouloir que « sous la représentation de la fin la meilleure et conformément à ses motifs actuels » ; voilà, dit-il, ce que le déterminisme a raison d’affirmer ; mais, d’un moment à l’autre, la volonté peut « changer sa représentation de la fin », ses motifs et conséquemment son acte (Renouvier, Essais, III, p. 96 ; Crit. phil., id., p. 122). C’est donc entre un instant et un autre que la liberté peut s’exercer comme pouvoir de variabilité et de clinamen. Les mêmes antécédents produisent au moment A les mêmes conséquents ; mais les mêmes antécédents du moment A peuvent être suivis au moment B de conséquents différents. C’est comme si l’on disait, pour reprendre l’exemple typique et scientifique de la balance : deux poids d’un gramme chacun produisent à l’instant A une pression de deux grammes ; mais à l’instant suivant, B, il peut y avoir une pression de trois grammes, par le commencement absolu d’un troisième gramme qui s’ajoute aux deux autres. Au lieu de grammes, nous avons des « motifs automotifs », mais la conclusion est toujours la même : de précédents identiques peuvent sortir en deux instants successifs et contigus des conséquents différents. C’est une prestidigitation spontanée sans prestidigitateur. Un nouveau facteur s’introduit par voie de commencement absolu, sans qu’une main extérieure l’ait introduit. Le plateau de l’action, il est vrai, ne s’incline jamais sans motifs en un moment donné ; seulement, d’un instant à l’autre, les motifs changent spontanément, et sans que cette fois on puisse assigner un motif du changement ni montrer un autre levier, un second fléau de balance qui ait introduit une force nouvelle dans la première. Par là, à en croire M. Renouvier, « on accorde aux déterministes tout ce qu’ils demandent, quant à la constante présence d’un motif déterminant, appelé le plus fort ; on leur refuse la loi qu’ils prétendent exister pour l’enchaînement unique, nécessaire et absolu des moments de la pensée active auxquels président de tels motifs. On envisage alors la liberté face à face, dans le fait de la rupture possible entre de certains termes de cet enchaînement causal, c’est-à-dire encore dans la réalité du caractère qu’ils ont (ces termes) de pouvoir être des commencements premiers sous certains rapports et de véritables créations de la personne *. » On voit que, dans cette philosophie des hiatus, si la loi de causalité subsiste entre les causes et les effets d’un même instant, elle ne subsiste plus d’un instant à l’instant consécutif, sinon sous la forme vague de la cause générale, la personne, qui est « le groupe de phénomènes avec ses lois », et aussi avec ses exceptions aux lois.

    * Crit. phil., 13 fév. 1874. p. 47.