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prétendue d’un moi indépendant, isolé, îlot inaccessible dans le petit monde humain, apparu d’un coup et d’une pièce, empire au centre d’un empire. Et les raisons à l’appui de son refus n’auraient pas laissé d’être abondantes.

Il est si peu exact que la conscience s’élance d’un coup, toute achevée, toute parfaite, comme une Minerve d’un cerveau divin, que M. Gurney ne limite très certainement pas à la seule humanité le privilège de se percevoir existante. Il ne dénierait pas aux animaux immédiatement inférieurs à l’homme une certaine conscience, moins claire toutefois et moins réfléchie que la nôtre ; ni à ceux qui viennent après une conscience plus indécise encore et ainsi de suite selon une graduelle décroissance, jusqu’aux organismes les moins savants, sans que l’on puisse jamais dire : ici disparaît toute sentience. Ne serait-ce pas que de la combinaison de plusieurs sentiments une obscure perceptivité se dégage comme un effet immédiat et que tout sentiment est au moins en puissance une partie de complexe conscient ?

D’ailleurs à quoi bon emprunter à l’échelle des vivants nos exemples ? Il suffit de considérer le moi humain. La conscience est si éloignée de constituer dans la nature une sorte de citadelle métaphysique que même en l’homme, elle n’a rien de l’indivisibilité majestueuse dont on prétend la doter. Le philosophe de l’esprit-fonds, aurait eu beau jeu à citer non pas des fantasmagories cosmologiques, comme celle qu’a échafaudée M. de Hartmann, mais les expériences précises, concluantes, qui éclairent si vivement la genèse du fait sensationnel. Sons même recourir à ces travaux si probants, il suffirait d’alléguer des exemples qui sont du domaine banal. Ainsi ces crises morbides où la perception de soi s’oblitère, évanouissements, syncopes ou somnolences dans lesquelles l’impression consciente perd de sa netteté, jusqu’à se dissoudre entièrement. Ainsi ces aperceptions si finement analysées par Leibnitz, infiniment petits qui tantôt s’éclairent d’intelligence, tantôt à jamais inconnues de nous, nous meuvent, nous agissent, dirait Malebranche, entrent dans nos pensées et circulent dans l’âme. Ainsi par-dessus tout cette mystérieuse faculté de la mémoire qui serait en nous une contradiction de toutes les minutes, si nous contestions à nos idées le pouvoir de disparaître du plein jour de la conscience, sans pour cela mourir à cette âme où elles doivent bientôt tourbillonner à nouveau. À moins que nous n’en revenions à la plaisante explication du vieux temps. Les idées, disait-on en cet âge d’or, sont au cerveau ce que des plis sont à une étoffe ; laissée à elle-même, l’étoffe reprend et dessine la rayure qui lui a été imprimée : ainsi le cerveau. Une métaphore expliquait la