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néral, au progrès duquel il fera obstacle, on pourra le voir reculer devant ce rival qu’il aura lui-même enfanté.

Non seulement tout besoin social, mais toute croyance nouvelle traverse, en se propageant, les trois phases ci-dessus décrites, avant d’atteindre le repos final. En résumé donc, croyance ou besoin, toujours il lui faut d’abord, à ce germe social, se faire jour péniblement à travers un réseau d’habitudes et de croyances contraires, puis, cet obstacle écarté, se répandre après sa victoire, jusqu’à ce que de nouveaux ennemis, suscités par son triomphe, viennent obstruer sa marche et opposer enfin une frontière infranchissable à son débordement. — Ces nouveaux ennemis, s’il s’agit d’un besoin, ce seront en grande partie les habitudes qu’il aura provoquées directement ou indirectement ; s’il s’agit d’une croyance, toujours en partie erronée, on le sait, ce seront les idées partiellement opposées qu’on en aura déduites ou qu’elle aura fait découvrir ailleurs, les hérésies ou les sciences nées du dogme et contraires au dogme dont elles arrêtent l’élan victorieux à travers le monde, les théories scientifiques ou les applications industrielles, suggérées par des théories antérieures dont elles limitent les applications et circonscrivent le succès ou la vérité[1].

Lent progrès au début, progrès rapide et uniformément accéléré au milieu, enfin ralentissement croissant de ce progrès jusqu’à ce qu’il s’arrête : tels sont donc les trois âges de tous ces véritables êtres sociaux que j’appelle inventions ou découvertes. Aucun ne s’y soustrait, pas plus qu’aucun être vivant à une nécessité analogue, ou plutôt identique. Faible montée, ascension relativement brusque, puis nouvel adoucissement de la pente jusqu’au plateau : tel est aussi, en abrégé, le profil de toute colline, sa courbe graphique à elle. — Telle est la loi qui, prise pour guide par le statisticien et en général par le sociologiste, lui éviterait bien des illusions, celle de croire, par exemple, qu’en Russie, en Allemagne, aux États-Unis, au

  1. Quand une croyance ou un désir ont cessé de se propager, ils peuvent pourtant continuer à s’enraciner dans leur champ devenu inextensible, par exemple une religion où une idée révolutionnaire après leur période conquérante, — D’ailleurs, et à cela près, l’enracinement graduel dont il s’agit présente, comme la diffusion graduelle qu’il accompagne ou suit, des phases bien marquées et analogues. La croyance à son début, combattue encore, est jugement conscient, et le besoin naissant, pour la même cause, est volition, dessein. Puis, grâce à l’unanimité qui croit, le jugement passe à l’état de principe, de dogme, de quasi-perception presque inconsciente ; le dessein, à l’état de passion et de besoin proprement dit ; jusqu’à ce que la quasi-perception dogmatique se trouvant heurtée de plus en plus fréquemment par des perceptions directes des sens plus fortes encore et contraires, cesse de se fortifier, et que le besoin acquis, contrariant de plus en plus certains besoins innés et plus énergiques s’arrête à son tour dans son mouvement de descente au fond du cœur.