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sens dans toute l’animalité, depuis le plus bas jusqu’au plus haut degré de l’échelle intellectuelle, au rôle des journaux pendant le cours de la civilisation. Pour le mollusque, pour l’insecte, pour le quadrupède même, les sens ne se bornent pas à être des moniteurs de l’intelligence, ils sont l’intelligence presque tout entière, d’autant plus importants qu’ils sont plus imparfaits. Mais leur mission s’amoindrit en se précisant, et ils se subordonnent en se perfectionnant, à mesure qu’on s’élève vers l’homme. Pareillement, dans les civilisations naissantes et inférieures, telles que la nôtre (car nos neveux nous jugeront de haut, comme nous jugeons nos frères inférieurs), les journaux ne fournissent pas seulement à leur lecteur des informations propres à exciter la pensée ; ils pensent pour lui, ils décident pour lui, il est formé et conduit par eux mécaniquement. Le signe certain du progrès de la civilisation chez une classe de lecteurs, c’est la part moindre faite aux phrases et la plus grande part réservée aux faits, aux chiffres, aux renseignements brefs et sûrs, dans le journal qui s’adresse à cette classe. L’idéal du genre, ce serait un journal sans article politique et tout plein de courbes graphiques, d’entrefilets secs ou d’adresses.

On voit que nous ne sommes pas portés à amoindrir le rôle et la mission de la statistique. Toutefois, si importante qu’elle doive devenir, est-ce qu’on ne la surfait pas quand on émet, à propos d’elle, certaine espérance qu’il me faut indiquer en finissant ? Comme on voit ses résultats numériques se régulariser, affecter plus de constance, à mesure qu’elle porte sur de plus grands nombres, on est quelque fois enclin à penser que, bien plus tard, si la marée montante de la population continue à croître et les grands États à grandir, un moment viendra où tout, dans les phénomènes sociaux, sera réductible en formules mathématiques. D’où l’on induit abusivement que le statisticien pourra un jour prédire l’état social futur aussi sûrement que l’astronome la prochaine éclipse de Vénus. En sorte que la statistique serait destinée à plonger toujours plus avant dans l’avenir comme l’archéologie dans le passé.

Mais nous savons par tout ce qui précède que la statistique est circonscrite dans le champ de limitation et que celui de l’invention lui est interdit. L’avenir sera ce que seront ses inventeurs, qu’elle ignore, et dont les apparitions successives n’ont rien de formulable en loi. L’avenir en cela sera semblable au passé ; il n’appartient pas non plus à l’archéologue, qui constate les procédés d’art ou de métier dont un ancien peuple a fait usage à une époque de son histoire, de dire précisément quels ont été à une époque antérieure les procédés que ceux-ci ont remplacés. Comment le statisticien en sens