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tefois l’un et l’autre original, inégal et fort personnel. L’un était naturellement impérieux, et l’âge l’avait rendu de plus en plus exigeant ; l’autre, d’une extrême indépendance, n’était ni endurant ni souple. Bentham ne comprenait pas toujours Mill ou, par esprit de médisance mondaine, interprétait avec plus de malice que d’équité ses vivacités d’opinion. On rapporte, par exemple, un propos désobligeant par lequel il aurait attribué sa sympathie pour la foule des opprimés à sa haine pour le petit nombre des oppresseurs. Mill ne souffrait pas sans impatience la tyrannie de ce vieillard ; et peut-être ne fut-il pas toujours assez attentif à lui complaire, plus séduit, semble-t-il, par ses doctrines que par son caractère, plus attaché à sa gloire qu’à sa personne. Toujours est-il que leur amitié, toute solide qu’elle fût en somme et honorable pour tous les deux, fut traversée par des incidents. Un jour, Bentham fait reprendre d’office, chez Mill absent, tous les livres de sa bibliothèque, que celui-ci, paraît-il, empruntait sans cesse et n’était guère exact à rapporter ; dans le nombre, le messager par mégarde en prit plusieurs qui n’appartenaient point à Bentham : d’où une explication sans importance au fond, mais non sans quelque aigreur. Une autre fois, il y en eut une plus grave, à Ford Abbey, qui faillit aboutir à une rupture. Cette lettre de Mill[1], écrite visiblement sous le coup d’une vive émotion, laisse assez bien deviner l’occasion et la nature du malentendu ; elle fait comprendre, mieux que de longs commentaires, le caractère des deux hommes, et comment, nécessaires l’un à l’autre, ils croyaient avoir lieu de se plaindre l’un de l’autre :


« Le 19 septembre 1814.
« Mon cher monsieur,

« Je crois nécessaire que nous en venions à une petite explication, et cela suivant votre excellente règle, c’est-à-dire en songeant non pas au passé, mais à l’avenir, et afin de nous mettre d’accord sur ce que nous avons de mieux à faire désormais.

« Je vois que quelque chose dans ma conduite vous a porté ombrage, et vous me l’avez si clairement témoigné par votre manière d’être, que j’ai très sérieusement débattu avec moi-même la question de savoir si les convenances me permettaient de rester plus longtemps dans votre maison. Toutefois, j’ai réfléchi que je ne pouvais partir subitement sans proclamer ainsi au monde qu’il y avait eu un désaccord entre nous, et je pense que, pour nous deux, et surtout pour la cause qui a été entre nous le grand lien, nous devons mettre tous

  1. Elle n’avait été publiée qu’en partie par Bowring dans sa Vie de Bentham ; M. Bain la donne tout entière.