Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/578

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
574
revue philosophique

contribuerait à en ajourner encore le triomphe. C’est cette situation, c’est ce rapport de nos personnes à une grande cause qui est vôtre, qui me fait souhaiter de toutes mes forces que rien ne survienne de nature à faire croire aux autres qu’il y a une interruption dans notre amitié.

« En conséquence, je suis d’avis qu’il sera nécessaire que nous ne vivions plus autant ensemble. Je ne puis pas ne point voir, on que vous devenez de plus en plus difficile à contenter, ou que je perds mon pouvoir de vous plaire. Peut-être aussi y a-t-il quelque chose dans le fait d’être trop constamment ensemble qui fait qu’on se trouve un jour rassasié l’un de l’autre, et qui suffit à détruire le bonheur des liaisons d’ailleurs les plus solides.

« Je regarderais donc avec appréhension la perspective de passer un autre été avec vous, et je pense que nous ne devons à aucun prix mettre notre amitié à une si rude épreuve. Je suis désireux de demeurer avec vous cette saison, aussi longtemps que vous resterez vous-même à la campagne, cela, à la fois pour les apparences, et parce que vous n’avez pas eu le temps de vous assurer une société ; et je resterai avec d’autant plus de satisfaction, que c’est un plaisir qui ne se doit pas renouveler. Car je puis vous assurer, en toute sincérité, que jamais vous n’avez été pour moi l’objet de plus de respect et d’affection qu’en ce moment même ; et, tant que je serai ici, je ne négligerai rien pour vous rendre ma présence agréable, peut-être devrais-je dire aussi peu désagréable que possible.

« Il y a une autre circonstance qui m’est, par sa nature, toujours pénible à aborder. Mon expérience m’a conduit à observer que deux choses sont particulièrement funestes à l’amitié, savoir la grande intimité et les obligations pécuniaires. Un des grands efforts de ma vie a été d’éviter les obligations d’argent, même lorsqu’il s’agissait de demander ou d’accepter des choses toutes simples : de là la gêne dans laquelle je vis. Etre votre obligé de quelque manière que ce fût ne m’humiliait en rien, j’en étais fier au contraire. Seulement, j’en étais effrayé, à cause du danger auquel je voyais que cela exposait notre amitié. Ces obligations que j’ai envers vous, je ne les oublie point : en premier lieu, une partie de ma famille, étant avec vous à la campagne, a été quelque temps à votre charge ; et cette année ma famille entière devait vivre une grande partie de l’année à vos frais. En second lieu, sur vos instances et pour être près de vous, je suis venu habiter une maison dont les charges étaient décidément trop lourdes pour mon très petit revenu, et vous avez pris une partie des frais à votre compte. De ces obligations, la première va cesser maintenant tout naturellement, et j’estime que la cessation de la