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TH. RIBOT. — lles bases organiques de la personnalité

ce sens du corps, en nous vague et obscur d’ordinaire, très net parfois, qui est pour chaque animal la base de son individualité psychique[1]. Il est ce « principe d’individuation » tant recherché par les docteurs scolastiques, parce que sur lui tout repose, directement ou indirectement. Il est très vraisemblable que, à mesure qu’on descend vers les animaux inférieurs, le sens du corps devient de plus en plus prépondérant jusqu’au moment où il devient l’individualité psychique tout entière. Mais, chez l’homme et les animaux supérieurs, le monde bruyant des désirs, passions, perceptions, images, idées, recouvre ce fond silencieux : sauf par intervalles, on l’oublie, parce qu’on l’ignore. Il en est ici comme dans l’ordre des faits sociaux. Les millions d’êtres humains qui composent une grande nation se réduisent pour elle-même et pour les autres à quelques milliers d’hommes qui sont sa conscience claire, qui résument son activité sociale sous toutes ses faces : politique, industrie, commerce, culture intellectuelle. Pourtant ce sont ces millions d’êtres ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui font tout le reste : sans eux, rien n’est, Ils constituent ce réservoir inépuisable d’où, par sélection rapide ou brusque, quelques-uns montent à la surface ; mais ces privilégiés du talent, du pouvoir ou de la richesse n’ont qu’une existence éphémère. La dégénérescence fatalement inhérente à tout ce qui s’élève les abaissera eux ou leur race, tandis que le travail sourd des millions d’ignorés continuera à en produire d’autres et à leur imprimer un caractère.

La psychologie métaphysique ne regarde que les sommets, et l’observation intérieure n’en dit pas bien long sur ce qui se passe dans l’intérieur du corps ; aussi l’étude de la sensibilité générale a été d’abord et surtout l’œuvre des physiologistes.

Henle (1840) définissait la sensibilité générale ou « cénesthésie » : « le tonus des nerfs sensibles ou la perception de l’état d’activité moyenne dans lequel ces nerfs se trouvent constamment, même dans les moments où aucune impression extérieure ne les sollicite. » Et ailleurs : « C’est la somme, le chaos non débrouillé des sensations qui de tous les points du corps sont sans cesse transmises au sensorium[2]. » — Plus précis, E.-H. Weber entendait par ce mot : une

  1. Remarquons en passant qu’un grand métaphysicien, Spinoza, soutient clairement la même thèse, quoique en d’autres termes : « L’objet de l’idée qui constitue l’âme humaine, c’est le corps… et rien de plus. » — « L’idée qui constitue l’être formel de l’âme humaine n’est pas simple ; mais composée de plusieurs idées. » (Éthique, partie II, propositions 13 et 15 ; voir aussi Scholie de la prop. 17.)
  2. Pathologische Untersuchungen, 1840, p. 115. — Allgemeine Anatomie, 1841, p. 728.