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je sais exactement à quelle distance elle se trouve de moi ; elle occupe une certaine étendue du champ visuel ; enfin les divers accidents de coloration du papier, les diverses lettres qui la couvrent lui donnent une variété d’aspects, une complexité de détails presque infinie. — Mais il n’est pas vraisemblable que toutes ces différences soient également essentielles. Sans doute il y en a quelques-unes qui peuvent se ramener à d’autres, soit qu’elles en dépendent, soit qu’elles leur soient identiques. Essayons d’opérer cette réduction, en étudiant l’une après l’autre ces diverses différences.

Les sensations ont d’ordinaire un caractère affectif bien prononcé. Un certain nombre, et malheureusement, on peut le dire, le plus grand nombre, sont fort désagréables telles sont les sensations de mal de dents, de colique, de suffocation, de fatigue, etc. ; d’autres rentrent dans la catégorie des jouissances. Au contraire, la plupart de mes perceptions me laissent indifférent. Je regarde ce livre sur ma table ; je roule ce crayon entre mes doigts ; j’écoute cette charrette qui passe dans la rue : ce sont là des faits que je constate, sans y prendre plaisir ni déplaisir. La première différence signalée entre les sensations et les perceptions a donc bien quelque valeur ; mais elle est loin de se maintenir constamment, alors même que la distinction entre les deux catégories de phénomènes subsiste dans toute sa netteté. Certaines sensations me sont indifférentes sans cesser de me paraître subjectives : par exemple, le chatouillement produit par le frôlement d’un corps léger, les sensations que je me donne en étendant et repliant le bras, ou encore celles qui accompagnent les contractions du diaphragme et des muscles intercostaux dans l’acte de la respiration. D’autre part, la perception de certaines couleurs, de certains accords musicaux, de certains bruits, me fait éprouver un sentiment de plaisir ou de malaise bien prononcé. Cette différence est donc accessoire et ne peut déterminer la distinction. — Le fait que les sensations ont quelque chose d’accidentel, d’anormal, au lieu que les perceptions sont dues au fonctionnement régulier des organes, vaut sans doute la peine qu’on le signale. Ma tête ne me semble pas fait pour me donner la migraine, tandis que mon œil a certainement pour fonction normale de me donner des sensations visuelles. En général, les sensations accidentelles me paraissent inhérentes au moi, tandis que les sensations qui me sont données par des organes spécialement affectés à cet usage me semblent objectives. J’appelle par excellence ces organes les organes des sens, et il me semble qu’ils ont le privilège de me mettre directement en rapport avec le monde extérieur. Mais cette différence, si essentielle qu’elle paraisse, n’en est pas moins dérivée. Ce n’est pas parce que certaines sen-