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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/308

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tempérance, car il se portera mieux ; mais, s’il a la certitude de mourir demain, il pourrait avoir plus de plaisir en s’enivrant cette nuit.

Il reste donc cette grosse difficulté d’un écart trop fréquent entre la vertu et le bonheur. Elle est insoluble. Comme le physiologiste, le moraliste théoricien est réduit à constater ce qui est. L’un expose les conditions de la santé et de la maladie, sans pouvoir par ses théories rendre les hommes bien portants. L’autre a rempli sa tâche quand il a dit ce que sont actuellement la vertu et le vice, quelles en sont les conséquences pour la société et l’individu, dans quelles conditions ils se produisent. Le médecin et le moraliste pratique ont à utiliser le mieux possible ces résultats de la science pure et doivent chercher à produire ou la santé, ou la vertu. Mais une théorie des motifs n’est pas par elle-même un motif. J’aurai beau savoir et affirmer que les lois morales sont la formule des conditions essentielles du bien-être social, cette affirmation n’est pas ce qui me rendra moral si je ne me soucie pas de ce bien-être. Il faut que le cœur se mette de la partie, et le moraliste semble dire à ceux qu’il instruit : « Je vais vous donner de bonnes raisons pour vous bien conduire, si déjà vous êtes bons. » C’est une erreur de croire que l’on puisse trouver quelque raison d’agir qui oblige les hommes par cela seul qu’ils sont raisonnables. Il faut donc constater simplement l’existence du mal et ne pas se bercer de cette illusion qu’avec le progrès l’accord peu à peu s’établira entre la vertu et le bonheur, de telle sorte que tous les hommes voudront faire le bien. À la différence de M. Herbert Spencer, M. Leslie Stephen ne croit pas à une parfaite adaptation, dans un avenir quelconque, des caractères et des conditions extérieures. La difficulté ne sera jamais résolue.

L’auteur de la Science de la morale s’est ainsi chargé de faire la critique de sa propre doctrine. Il ne l’épargne pas ; mais il est persuadé que les autres systèmes ne valent pas mieux. Ce ne sont pour lui que des dialectes différents d’une même langue. Le théologien, le métaphysicien, en employant de grands mots, sont bien contraints de reconnaître que les forces qui gouvernent la conduite humaine sont encore et seront toujours les mêmes. La peur de la faim, de la soif, du froid ; le désir de satisfaire ses passions ; l’amour de sa femme, de ses enfants, de son ami ; la sympathie pour ceux de ses voisins qui souffrent ; le ressentiment des outrages subis, voilà, avec d’autres sentiments semblables, les forces qui gouvernent le genre humain. Chercher quelque motif supérieur, suprême, par delà ceux que nous venons d’énumérer, c’est sortir du monde des réalités. Prenons donc franchement l’humanité comme elle est, et montrons simplement par quels moyens elle peut conserver et accroître les avantages qu’elle a su acquérir déjà !

La question cependant est de savoir si dans ce traité, si dans tous les traités scientifiques, l’humanité est vraiment prise comme elle est, si l’énumération des motifs auxquels nous conformons notre conduite est complète, si nous sortirions en effet de la réalité en concevant une fin très supérieure à toutes les fins que nous pouvons plus ou moins