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BERNARD PEREZ. — la logique de l’enfant

Ne cherchons donc aucun principe antéempirique, aucun instinct irréductible, pour expliquer la nature du raisonnement. Bain, qui aurait dû s’en tenir à l’association des idées on des expériences, donne au raisonnement pour fondement un instinct primitif qu’il appelle croyance à l’uniformité des lois de la nature. L’idée de cette uniformité subsistant partout et toujours, c’est-à-dire dans tous les lieux et dans tous les moments où nous en faisons expérience, est une de nos plus difficiles acquisitions. La croyance qu’en a l’homme adulte est en rapport avec sa conception plus ou moins scientifique de l’univers. Pour un homme relativement instruit, elle se limite au champ déterminé de la science qu’il a parcouru. Partout ailleurs, les préjugés, la passion, l’autorité, l’intérêt, le disposent à croire que les lois naturelles peuvent être violées. Il acceptera, sur la foi d’autrui, que la pluie tombe ou s’arrête spontanément, et sans causes météorologiques ; qu’un corps pesant se suspend en l’air par l’unique vertu d’une volonté surnaturelle ; que telle source guérit sans la moindre propriété curative : tout cela s’appellera pour lui mystère ou miracle, et son instinct de croyance n’en demandera pas davantage. Que sera-ce alors de l’homme à peu près ou tout à fait ignorant ? Otez-le de la sphère de sa vie journalière et de ses relations habituelles, où il témoigne par ses paroles et par sa conduite d’une foi absolue à l’ordre nécessaire des expériences accoutumées : la nature, la société sont pour lui un chaos, où tout est possible, même le contradictoire, où tout ce qui arrive ordinairement peut cesser d’arriver, où ce qui n’a jamais été vu peut apparaître. Tel le sauvage, et à plus forte raison l’enfant, même âgé de cinq ou six ans, sauf la rare exception d’enfants élevés à peu près scientifiquement. Un mauvais plaisant, plus puéril en vérité que l’enfance même, ayant dit à une petite fille de cinq ans, bonne élève d’une école de Paris : « Je te brûlerai dans l’eau froide », la petite de rire à gorge déployée. « Vilain sot, lui dit-elle, pourquoi me dis-tu de ces choses-là ? » Pourtant, un quart d’heure après, elle dit à sa bonne : « Est-ce que tu croirais jamais, toi, que l’eau froide fait des brûlures ? » Et, quelques instants après, d’un air fort sérieux, elle demanda à sa mère « si jamais on avait vu cela, qu’on se brûle avec de l’eau froide ? » Sa croyance à l’uniformité des lois naturelles, fondée sur une courte et vague expérience, était, malgré tout, envahie par ce doute que tous les phénomènes connus d’elle n’étaient pas les seuls à connaître. Les incessantes observations faites sur divers objets, et groupées, concentrées sur un nombre plus ou moins considérable d’entre eux, sont l’unique source des associations de rapports, c’est-à-dire des raisonnements, ou, si l’on veut, des inférences. « Pour vivre,