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lui cette erreur où tombent aujourd’hui la plupart des musiciens et qui consiste à mettre dehors toutes les voix de l’orchestre sans tenir compte de la différence des sentiments et des situations. Sur ce point, l’art de Berlioz reste inattaquable. Il sait, quand il le faut, ouvrir l’outre aux tempêtes et, quand il le faut aussi, la fermer. Jamais de contresens : dans son orchestre, la tendresse ni l’élégie ne font explosion. Si la violence de l’émotion commande les grands moyens, il renforce les violons pour étouffer la rudesse des cuivres, et c’est à cette entente des ressources techniques, à cet art d’opérer la fusion entre le quatuor et les instruments à vent, à cette manière inouïe de raviner et d’estomper que l’auteur de la Symphonie de Roméo et de la Symphonie fantastique doit cet honneur de passer, même au pays de Richard Wagner, pour le plus grand sonoriste contemporain. — » « Il manque en effet à Berlioz nombre de qualités en dehors desquelles, pour les honnêtes gens, la musique cesse d’être la musique, Hâtons-nous d’ajouter qu’il en possède d’autres à lui particulières, qui, instant venu, non seulement vous suffisent, mais vous enthousiasment. Schumann l’appelait un virtuose de l’orchestre. Rien de plus vrai : il a dans l’instrumentation la main d’un maître ; c’est un coloriste d’ordre souverain, un créateur en fait de résonances originales, de rapprochements caractéristiques… Le terrain de Berlioz, c’est l’orchestre sans paroles, il y excelle. » — « Il part de ce raisonnement que, dans la langue de Beethoven, tout a été dit et cherche l’inédit, vaille que vaille. De là des efforts souvent stériles ; mais, lorsqu’ils aboutissent, quelles revanches ! Des couleurs à vous éblouir, une variété de rythmes et de timbres dont nul comme lui n’a le secret[1]. »

En ces derniers mots de M. H. Blaze de Bury se condensent tous ses jugements antérieurement portés et ceux qu’il a cités. Un sonoriste d’ordre souverain, tel que nul autant que lui n’a le secret des variétés du timbre, voilà l’homme qu’il nous faut et auquel notre tâche présente est de dérober son secret. Ou plutôt, le lui dérober n’est pas toujours nécessaire : très souvent il livre lui-même ce secret qui lui pèse. Il s’étonne, s’indigne presque que d’antres ne l’aient pas dévoilé avant lui. Ce qu’il entreprendra donc surtout dans son Grand traité d’instrumentation et d’orchestration, ce sera, dit-il, « l’étude, fort négligée jusqu’à présent, de la nature des timbres, du caractère particulier et des facultés expressives de chacun d’eux[2]. » Ainsi Berlioz a vu le problème, et en trois lignes il l’a posé et méthodiquement divisé. Nous pouvons le dire : il fait ce qu’il sait et il sait ce qu’il fait.

Cependant son traité ne contient pas une psychologie du timbre au sens rigoureux du mot. Avec sa merveilleuse perspicacité, avec

  1. Blaze de Bury, Musiciens du passé, du présent et de l’avenir, pages 343, 358, 365.
  2. Grand traité d’instrumentation, etc., page 2.