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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/57

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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

tôt l’esprit à se figurer un lointain présent et dans l’espace. Sans doute, dès que ce timbre, si pénétrant même à voix basse, a résonné, vous rêvez de chasse ; j’ai dit pourquoi. Mais la chasse n’est pas un point géométrique dans le lointain ; c’est un groupe d’êtres se mouvant à travers les plaines, les vallons, traversant les rivières et surtout menant sa course déchainée à travers les forêts. Ainsi, à l’audition du cor sonnant de certaine façon, l’imagination se représente hommes, chevaux, chiens, prairies, grands arbres touffus, bruyères. Voilà, dites-vous, le paysage musical, la symphonie descriptive, les sonorités peignant la vie forestière. Et vous triomphez, ingénieux symphoniste. Mais pas du tout ; ce n’est point cela. Votre merveilleuse orchestration n’a rien peint. Le cor n’a donné que ce qu’il possède : la vibration de son timbre ; par là, il a éveillé un peintre qui dormait : et ce peintre, c’est l’imagination, celle qui reproduit les apparences des objets visibles. Et ce son a été si puissamment évocateur parce qu’il rappelait la voix de l’homme accomplissant certaines actions dans certains lieux. Donc, à bien parler, le paysage musical n’existe pas et ces mots jurent ensemble. Ce qui est vrai, je le répète, c’est que l’esprit se figure des paysages lorsque le cor chante comme le chasseur dans les bois.

Où trop de musiciens placent un effet propre et direct du timbre, il n’y a donc qu’une sensation auditive qui provoque des associations d’idées, de sentiments, d’images, tout en étant radicalement impuissante à faire œuvre de peintre.

Toutefois, ramenée à cette mesure exacte, comprise comme on doit la comprendre sans être dupe des mots, la puissance pittoresque des timbres est d’une admirable fécondité. Revenons au cor une dernière fois. M. H. Blaze de Bury raconte dans un de ses livres qu’un jeune homme épris de musique, et de musique pittoresque, romantique, alla voir Weber et eut avec ce maître un entretien au sujet de l’orchestration du Freischütz. J’en extrais les lignes suivantes :

« Dans le Freischütz, disait Weber, deux éléments Sont en présence, la vie de chasse et l’action des puissances démoniaques que Samiel personnifie. J’avais donc tout d’abord à m’occuper des sonorités caractéristiques de ces deux éléments… Pour peindre la vie forestière, la vie de chasse, cette couleur tonale était aisée à découvrir, les cors me la livraient. » Et le jeune interlocuteur de répondre : « Ces mélodies du cor, ainsi répandues dans tous les coins et se rapportant au caractère général de l’ouvrage, devaient en effet vivement impressionner le public. Où les cors ne figurent-ils pas ? Je les trouve dans l’adagio de l’ouverture, dans le grand trio avec chœur du premier acte, dans le second finale et dans le troisième acte à chaque instant, » — « Oui, certes,