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conservation égoïste, dont cette espèce de corps vivant nommé un monastère lui paraîtrait doué. Il ne soupçonnerait même pas l’existence de l’Évangile et du Coran, il ne se douterait pas que se reproduire de la sorte, c’est convertir, que cette ambition-là c’est du prosélytisme, que cette routine mécanique, c’est de l’obéissance volontaire et méritoire à une règle extérieure, que cette uniformité bizarrement immuable, c’est la communion volontaire ou forcée d’individualités libres et diverses, que cette conservation de soi, c’est la propagation de l’idée d’autrui, de la foi en autrui. Il ne verrait pas la moindre différence, quoiqu’il y en ait une énorme, entre le novice ou le catéchumène non encore instruit, et le même homme, tel qu’il sera après son initiation prolongée et son endoctrinement. L’apparence des deux, en effet, serait identique, à peu près comme la molécule d’azote, d’hydrogène, d’oxygène, de carbone, qui, après bien des élaborations et des éliminations, vient d’être choisie et assimilée par un organisme, initiée en quelque sorte à ses mystères particuliers, ne diffère en rien, aux yeux du chimiste, et même de l’évolutionniste ordinaire, d’une molécule homogène non organisée. — Reconnaissons-le enfin, faisons acte de modestie et de sincérité. La vie est le secret des molécules, peut-être des atomes qui se la transmettent, qui se passent les uns aux autres un legs traditionnel, incessamment mais lentement grossi, d’idées spécifiques, d’arts et de vertus caractéristiques monopolisés par les éléments de la même espèce vivante. Cela s’accomplit sous nos yeux, mais absolument hors de la portée de nos yeux, dans une sphère d’action séparée de la nôtre par une distance pratiquement infinie qui nous interdit d’y pénétrer jamais. Il nous est donné de voir les ondulations, les contours extérieurs de ces Chines mystérieuses, de ces myriades d’ouvriers merveilleusement disciplinés que nous saisissons en grandes masses confuses, et qui, eux, sans doute, ne se font nulle idée de ce que nous appelons les formes de leurs corps ou leurs autres caractères soit anatomiques soit physiologiques, pas plus qu’un citoyen de Rome ne se représentait la vraie configuration de l’Empire romain ou la hausse et la baisse exactes des naissances et des décès, des importations et des exportations sur tout cet immense territoire. Mais nous ne pouvons pas plus savoir ce qui s’opère en eux que l’observateur de la lune dont je viens de parler, en voyant se dérouler la ligne sinueuse d’une de nos armées en marche, ne peut lire les pensées de chacun de nos soldats.

En général, nous croyons prendre le parti le plus judicieux, le plus scientifique, en supprimant le problème, en décidant que les éléments substantiels n’ont pas d’intérieur ou que leur dedans im-