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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

près l’effet qu’on en attendait, c’est-à-dire qu’un nombre double de chanteurs ne produit pas sur notre oreille une sensation d’une intensité double[1]. » Berlioz, qui ignorait cette loi de Fechner, encore discutée, mais très probablement vraie, la devinait sans doute d’instinct, car il redoublait, non pas une fois, mais vingt fois les soli de la bénédiction des poignards. Or, n’ayant pas à sa disposition de mesure exacte, puisque la science n’en possède pas encore, et estimant qu’on ne vibrerait jamais trop, il cherchait les sonorités démesurées et aboutissait à désorganiser le système nerveux de ses auditeurs et le sien propre. Cela fait, lorsqu’il avait vu les assistants complètement anéantis, il s’écriait : « Voilà un effet musical ! » Il ne se demandait pas ce que devient notre être physique quand il subit une série d’ébranlements causés par des bourrasques sonores. Au début et à la fin de l’épreuve, l’être sensible n’est plus dans les mêmes conditions. « Toute excitation, dit encore très bien M. Delbœuf, produit un double effet : elle est cause de sensation et cause d’épuisement, et l’épuisement diminue la sensation. La sensation est à son maximum de pureté quand elle l’emporte le plus sur la fatigue. En deçà ou au delà, le jugement commence à s’altérer. » Oui, rien de plus vrai, et chacun peut s’en rendre compte, au moins pour l’au-delà. A la fin d’un long concert ou d’un opéra en cinq actes, si l’on a toujours écouté avec toute son attention, il arrive qu’on entend mal, ou qu’on n’entend plus, ou qu’on ne sait plus ce qu’on entend, ii si l’on entend. On a la migraine, on est rendu. Est-ce donc à ce inowent et dans cet état que l’on est un auditeur accompli, en pleine possession de la béatitude musicale ?

Sa merveilleuse faculté de sonoriste aurait dù préserver Berlioz de ces aberrations. Ne lui avait-elle pas dévoilé des vérités relativement nouvelles et fécondes ? Ne lui avait-elle pas appris, mieux qu’à personne, que le timbre est la voix de l’instrument, qu’il exprime le caractère individuel autant qu’il peut être indiqué sans paroles, que chaque situation, chaque sentiment, chaque espèce de personnes à un timbre d’orchestre qui lui convient mieux que tout autre, que chaque instrument ou famille d’instruments imprime son caractère à d’autres instruments et à l’orchestre tout entier, qu’à son tour le caractère de l’orchestre est en rapport avec tels sentiments, telles actions, tels états de l’âme ? Cette faculté qui l’avait si bien servi, il

  1. Delbœuf, Recherches théoriques et expérimentales sur la mesure des sensations, Bruxelles, 1873. Extrait des Mémoires de l Académie de Belgique. — Fechner, Elemente der Psychophysik, t.  I. — Sur la loi de Fechner et les discussions qu’elle a provoquées, voir le chapitre lumineux et complet de M. Th. Ribot, dans son ouvrage de la Psychologie allemande contemporaine (École expérimentale), p. 155 et 214.