Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

se borne à éveiller notre imagination, laquelle est alors le peintre du paysage dit musical, parce qu’il est imaginé par analogie et non par ressemblance avec la musique.

Employés en ce sens, les instruments les moins timbrés servent tantôt à rappeler une chose, un être, un individu, tantôt à caractériser cette chose, cet être, cet individu. Ils remplissent alors tantôt l’office d’une sorte de substantif musical, tantôt l’office d’un adjectif.

Dans l’un et dans l’autre cas, le timbre inférieur, purement physique, reste très vague, très indéterminé, La signification n’en est approximativement déterminée, définie, qu’à l’aide des instruments bien timbrés, de ceux qui ont des voix, qui chantent, qui sont psychologiques.

Ceux-ci, il est vrai, peuvent recevoir des instruments inférieurs un certain caractère et comme une certaine qualification. Mais l’influence est toujours en proportion inverse, Les instruments à timbre inférieur donnent peu de caractère aux instruments à timbre supérieur et en reçoivent beaucoup. Au contraire, les instruments à timbre supérieur donnent beaucoup de caractère aux inférieurs et en reçoivent peu.

À tel point que, les instruments supérieurs ou vocaux étant supprimés, les instruments à percussion ne signifieraient que très peu de chose ou même rien. Que l’on se figure un solo de grosse caisse ou de triangle, ou un quatuor de grosse caisse, de triangle, de tam-tam et de pavillon chinois.

Au contraire, les instruments à percussion étant supprimés, certains effets disparaîtraient sans doute, mais les instruments à timbre supérieur se suffiraient. La musique de chambre en est une preuve,

Donc, pour conclure, la musique pittoresque n’a presque point de ressources propres. Et lorsque, sans le secours des paroles, elle prend une signification jusqu’à un certain point déterminée, elle la reçoit des instruments dont les timbres sont non des bruits, mais des voix[1].

Ch. Lévèque, de l’Institut.

  1. Avant de poser la plume, j’invoque, à l’appui de tout ce que j’ai affirmé sur le génie sonoriste de Berlioz, le jugement décisif d’un maître qui a connu et profondément compris l’auteur de la Damnation de Faust : « Berlioz, — dit M. Charles Gounod, — a jeté dans la circulation musicale une foule considérable d’effets et de combinaisons d’orchestre inconnus jusqu’à lui, et dont se sont emparés même de très illustres musiciens ; il a révolutionné le domaine de l’instrumentation et, sous ce rapport du moins on peut dire qu’il « a fait école ». Ces lignes se lisent dans la préface que M. Charles Gounod a mise en tête des Lettres intimes (*) d’Hector Berlioz. Dans ce morceau de quelques pages se montre un écrivain, un penseur, un critique. Si M. Ch. Gounod, cédant à notre désir, consentait à écrire sa propre psychologie d’artiste, et s’il y mêlait le développement méthodique des principes supérieurs qu’il a proclamés avec une éloquence originale à la séance publique du 20 octobre dernier, nous aurions un beau livre, d’un puissant intérêt, absolument unique en son genre.

    (°) Calmann Lévy, 1882, p. XI.